Focus sur le droit pénal des contrats publics

Thierry dal Farra.jpgThierry dal Farra
Avocat Associé
UGGC et Associés

1) Une première fois écarté avec la LAPCIPP du 17 février 2009, rejeté avec la Loi Warsmann du 12 mai 2009, le délit de favoritisme va-t-il enfin être caractérisé par le critère d’intentionnalité ? Ou est-il amené à disparaître ?

Tout d’abord, le postulat de départ repose sur une erreur de droit, parce que le délit de favoritisme est un délit intentionnel depuis 1994 (date d’entrée en vigueur du nouveau Code pénal).

En effet, initialement créé par l’article 7 de la loi du 3 janvier 1991, le délit pouvait alors apparaître comme non intentionnel. Mais il a ensuite été expressément inclus, par la loi de codification relative à l’adoption du nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994, dans la catégorie des délits intentionnels au sens de l’article 121-3 de ce Code (disposant qu’ « il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre » sauf lorsque la loi en dispose autrement). Il n’y a donc aucun doute sur ce point.

Du reste, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé, de manière constante, que le délit de favoritisme est intentionnel, puisqu’elle a donné une définition de l’intention en tant qu’élément constitutif de l’infraction de favoritisme : « L’accomplissement, en connaissance de cause, d’un acte contraire aux dispositions législatives et réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public ». (Voir Cass. Crim. 14 janvier 2004, n°03-83396 et également Cass. Crim., 17 octobre 2007, n°06-87566)

L’élément intentionnel est donc acquis à partir du moment où le prévenu peut être réputé avoir connaissance de la règle. Comme professionnels, les acheteurs publics, sont le plus souvent, réputés agir en connaissance de cause car ils peuvent difficilement plaider qu’ils ignoraient les règles de la commande publique.

Faut-il, comme le suggérait la réforme qui a échoué, aller plus loin et exiger, pour la caractérisation du délit, une intention délibérée ? Cette notion reste très difficile à cerner et pourrait conduire à annihiler les effets de l’article 432-14, car la preuve de l’intention délibérée sera pratiquement impossible à rapporter. On peut souhaiter dépénaliser le délit de favoritisme, mais autant le faire explicitement, plutôt que de créer une incertitude supplémentaire dans la définition de l’infraction.

À cet égard, les débats parlementaires ont justement permis de souligner que l’insertion dans le Code pénal de la notion d’intention délibérée pour ce seul délit aboutirait à « des problèmes d’interprétation (…) redoutables et [des] conséquences tout à fait inquiétantes » (selon les termes du sénateur L. Béteille, rapporteur pour avis de la Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale – séance du Sénat du 23 janvier 2009).

     Une réforme alternative a donc été mise en œuvre. L’étude d’impact du projet de loi portant réforme des juridictions financières adopté par le Conseil des ministres le 28 octobre 2009 prévoit qu’une « adaptation à la marge du délit de favoritisme sera nécessaire pour préciser le caractère intentionnel du délit ». L’exposé des motifs du même projet de loi précise également que « dans le prolongement de nombreux et récents essais de réforme de cette question, il est proposé d’inclure parmi les justiciables de la Cour des comptes, ceux qui auraient commis de manière non intentionnelle des faits de favoritisme, étant entendu que les faits commis de manière intentionnelle auraient vocation à continuer de relever du juge répressif ».

Il s’agirait alors de créer un favoritisme non intentionnel pour lequel le juge pénal ne serait plus compétent, tout en maintenant la sanction pénale du favoritisme intentionnel mais dont l’intentionnalité ne résulterait plus de celle prévue à l’article 121-3 du Code pénal. Dans cette perspective, si, à la suite d’une méconnaissance des règles propres à la commande publique, l’intention de l’agent et, le cas échéant de l’élu, n’est pas démontrée, le projet de loi prévoit que leur responsabilité financière, et non plus pénale, puisse être engagée. Pour ce faire, le projet prévoit de modifier le Code des juridictions financières en y ajoutant un article L. 131-20 sanctionnant ces pratiques d’une amende pouvant atteindre le montant de la rémunération brute annuelle. D’autre part, le texte envisage d’élargir le champ de l’infraction à tous les contrats de la commande publique alors que le délit de favoritisme, tel qu’il est en vigueur, ne s’applique qu’aux marchés publics et aux délégations de service public.

Il y aurait donc deux types de sanctions de l’avantage injustifié, en fonction de l’intention de l’agent ou de l’élu : l’avantage injustifié intentionnel pour lequel le juge pénal resterait compétent, mais dont les critères d’appréciation de l’intentionnalité seraient revus afin d’en rendre plus difficile la reconnaissance et l’avantage injustifié non intentionnel qui relèverait de la compétence de la Cour des comptes pour l’engagement de la responsabilité financière de son auteur.

Nous considérons que la détermination de la frontière entre l’intention et la non intention sera d’une inutile complexité. Il aurait, selon nous, été souhaitable de réfléchir à la transformation pure et simple du délit en une infraction disciplinaire visant tous les acheteurs publics, élus ou non, sans pour autant bouleverser le critère de l’intentionnalité, tel qu’il est actuellement interprété par le juge répressif.

Cette réforme reposerait sur l’idée simple que l’acheteur public est, et doit être, un professionnel, réputé connaître les règles de la commande publique. La transgression de ces règles caractériserait le plus souvent l’intention coupable, sauf circonstances particulières.

En revanche, le délit de favoritisme ne constituant pas et ne réprimant pas, par lui-même, un manquement à l’honnêteté et à la probité, car il se distingue nettement de la corruption ou de la prise illégale d’intérêt par exemple, il serait bien préférable d’en faire une infraction disciplinaire, conduisant son auteur, non pas à subir des sanctions pécuniaires ou privatives de liberté, très inadaptées, mais des sanctions disciplinaires à préciser, qui ne devraient viser que les fonctions de l’élu exécutif ou du fonctionnaire, pouvant aller jusqu’à la révocation, en passant par l’interdiction, définitive ou temporaire, d’exercer des fonctions d’acheteur public.

2) Le délit de favoritisme est-il une menace réelle ou une simple arme psychologique ?

Le rapport Stoléru concluait que le délit de favoritisme tétanisant les acheteurs publics, il y avait lieu de le supprimer. S’il fallait supprimer tous les délits qui inspirent de la crainte à leurs auteurs potentiels, on pourrait sans doute abroger tout le Code pénal…

Cela étant, l’impact du délit ne doit pas être sous estimé pour autant, car il assortit de sanctions pénales les règles souvent confuses de la commande publique. En outre, le juge pénal n’est pas toujours le mieux placé pour les appréhender et la jurisprudence montre souvent une grande sévérité des juridictions répressives dans l’identification des infractions, sinon dans les peines infligées, qui sont souvent légères.

En réalité, c’est souvent la procédure pénale – et la publicité négative qui l’entoure – qui est redoutée, sans que la perspective d’une peine légère puisse en atténuer les désagréments.

L’illisibilité et l’obésité chronique du droit de la commande publique contribuent à renforcer le malaise. On citera à titre d’illustration le récent recours en annulation introduit contre le décret n°2008-1356 du 19 décembre 2008, pris dans le cadre du plan de relance, en tant qu’il relevait le seuil de 4 000 € pour le porter à 20 000 € en deçà desquels l’acheteur public est dispensé de toute mise en concurrence et de publicité pour la passation de ses marchés publics. Lors de l’audience au Conseil d’État le 6 janvier 2010, le Rapporteur public Nicolas Boulouis s’est prononcé en faveur de l’annulation de cette mesure, avec prise d’effet de la décision différée au 1er avril 2010.

De même, l’empilement des règles spéciales, peu cohérentes à la fois entre elles et par rapport au droit commun, renforce l’insécurité juridique. Sans doute l’acheteur public peut-il tenter de plaider que les règles de la commande publique sont parfois si obscures ou contradictoires, qu’il est admissible de ne pas les connaître totalement et que l’intention coupable ne peut être retenue à l’encontre du prévenu ? Mais la difficulté vient précisément du fait qu’il faut souvent attendre le procès pour s’en expliquer.

3) Quels sont les autres délits inhérents à la commande publique ? Quelles sont les sanctions envisageables ?

Afin de veiller au meilleur emploi possible des fonds publics et pour que chaque entreprise dispose d’un libre et égal accès à la commande publique, le législateur a prévu un arsenal important de sanctions pénales qui reposent le plus souvent sur un manquement à la probité, à l’exception de l’infraction de favoritisme et des faux, qui n’ont pas nécessairement de lien avec un manquement à l’honnêteté.

Outre le délit de favoritisme et son recel, on citera le délit de prise illégale d’intérêts qui, selon l’article 432-12 du Code pénal, se caractérise par « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ». Cette infraction est punie de 5 ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende.

Ce délit nécessite la plus grande prudence des acheteurs publics, lorsqu’ils ont par ailleurs un intérêt quelconque, y compris purement moral, avec une entreprise candidate à l’attribution d’un contrat. Concrètement, tout acheteur public dans une telle situation doit impérativement s’abstenir de participer ou même d’influencer tout processus décisionnel en relation avec l’opération d’achat public.

En outre, la passation ou l’exécution de contrats de la commande publique peuvent donner lieu à la commission de faux, infraction que le Code pénal sanctionne lourdement. De façon générale, aux termes de l’article 441-1 du Code pénal : « Constitue un faux, toute altération frauduleuse de la vérité, de nature à créer un préjudice et accomplie par quelque moyen que ce soit, dans un écrit ou sur un support d’expression de la pensée qui a pour objet ou qui peut avoir pour effet d’établir la preuve d’un droit ou d’un fait ayant des conséquences juridiques ». La peine est de 3 ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende.

Le Code pénal inventorie ensuite certaines situations dans lesquelles la commission de faux est encore plus lourdement sanctionnée. À l’évidence, l’administration est particulièrement concernée: par exemple, le faux commis dans un document délivré par une administration publique aux fins de constater un droit, une identité, ou une qualité ou d’accorder une autorisation, est puni de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende. Les peines sont aggravées lorsque le faux est commis par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public agissant dans l’exercice de ses fonctions puisque, dans cette hypothèse, la peine peut s’élever à 7 ans d’emprisonnement et 100 000 € d’amende. Les faux sont assez fréquents en matière de commande publique, notamment pour éviter les avenants, régulariser des commandes tardives, etc., sans que leurs auteurs n’aient le plus souvent conscience de commettre un faux.

Il faut préciser que l’existence d’un préjudice, en tant qu’élément constitutif de l’infraction de faux, n’est pas juridiquement distinct de l’altération du crédit qui s’attache au document ou support d’expression : autant dire que toute commission de faux induit un préjudice par définition.

Toujours dans la catégorie des délits inhérents à la commande publique, la corruption et le trafic d’influence sont sévèrement réprimés pénalement, puisque passibles de 10 ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende. Selon l’article 432-11 du Code pénal, la corruption passive consiste, pour tout dépositaire de l’autorité publique, toute personne chargée d’une mission de service public ou titulaire d’un mandat électif public, à solliciter ou agréer des avantages de toute nature (promesses, dons, présentes, avantages en nature etc.) pour elle-même ou pour autrui en échange d’un comportement actif (octroi d’une décision, émission d’un avis favorable, etc.) ou passif (omission de contrôler, nihil obstat, etc.).

À cet égard, il est important de souligner que l’avantage personnel reçu par le prévenu peut être assez limité. La question est de savoir si cet avantage est la contrepartie d’un comportement. Il ne s’agit donc pas seulement d’établir un montant en deçà duquel la pratique du cadeau d’usage se trouverait en dehors du champ d’application des dispositions de l’article 432-11 du Code pénal.

De même, le trafic d’influence commis par l’agent public ou l’élu constitue une infraction voisine de la corruption, la différence tenant au fait qu’il y a 3 acteurs. Aussi, dans le trafic d’influence, le titulaire de la fonction publique (élective ou administrative) accepte l’avantage en contrepartie, non pas d’un acte de sa part, mais de l’influence réelle ou supposée dont il se prévaut auprès de la personne qui octroie l’avantage. C’est l’exemple des marchés publics que certains fonctionnaires ou élus font octroyer, moyennant certains avantages, à des personnes dont ils sont proches par des pouvoirs adjudicateurs qu’ils influencent. Ce délit peut évidemment être commis en concours avec la corruption et la prise illégale d’intérêt. En pratique, ce sont d’une part, les cadeaux d’usage, qui peuvent constituer parfois la forme homéopathique de la corruption, et le lobbying qui peuvent se trouver à l’origine de dérives corruptrices. Ni les cadeaux d’usage, ni le lobbying ne sont interdits par définition : tout dépend des montants en cause et des méthodes mises en œuvre…

Par ailleurs, l’abus de biens sociaux, puni d’un emprisonnement de 5 ans et d’une amende de 375 000 € par l’article L. 242-6-4° du Code de commerce, et son recel peut apparaître comme une infraction de substitution à la corruption, lorsque celle-ci ne peut pas être caractérisée. En effet, il est parfois difficile de prouver l’existence d’une contrepartie réelle et précise aux avantages, le plus souvent en nature (invitations, cadeaux d’usage répétés, voyages, séminaires d’agrément etc.), octroyés par certains opérateurs économiques à des acheteurs publics. Du reste, ces derniers n’ont pas le sentiment d’être en situation de corruption passive, n’ayant rien eu à consentir en faveur de la puissance invitante. Mais là encore, il peut s’agir de pratiques corruptrices homéopathiques, car l’abus de biens sociaux commis au bénéfice de l’acheteur public tend bien, à tout le moins, à développer en retour un courant de sympathie…

Enfin – mais sans pouvoir être exhaustif –, il faut  ajouter que sont pénalement sanctionnées les personnes physiques et morales qui se seraient livrées à des actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions qui ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché. En effet, outre les amendes et les condamnations indemnitaires inhérentes aux pratiques anticoncurrentielles et notamment l’entente illicite, prononcées par l’Autorité de la concurrence, et, pour les contrats publics, par le Conseil d’État, le législateur a également prévu des sanctions pénales, qui complètent l’arsenal répressif.

Deux cas doivent alors être distingués : un délit de fond puni d’une peine d’emprisonnement de 4 ans et d’une amende de 75 000 €, consistant à participer à l’entente en connaissance de cause, et un délit de forme, puni d’une peine d’emprisonnement de 6 mois et d’une amende de 7 500 € tenant au refus de coopérer avec les autorités publiques dans le déroulement de l’enquête (articles L. 420-6 et L. 450-8 du Code de commerce).

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