Actualité des référés en contentieux des contrats publics

Christian Bernier
Premier conseiller au Tribunal administratif de Paris

1) Quelles sont les procédures de référé en matière de contentieux des contrats publics ? Comment s’articulent-elles entre elles ?

Le référé précontractuel, qui trouve son origine dans la directive « travaux » du 18 juillet 1989, a été introduit dans notre droit par la loi du 4 janvier 1992. Régi par les articles L. 551-1 et suivants du Code de justice administrative, il s’applique à la passation des marchés publics et des délégations de service public. Il est ouvert aux concurrents évincés susceptibles d’avoir été lésés par un manquement du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence, et au préfet. La saisine du juge des référés, qui doit nécessairement intervenir avant la signature du contrat, suspend la conclusion du marché. Si le contrat est déjà signé, la requête est, en revanche, irrecevable. Le juge, qui statue dans un délai de vingt jours, dispose de pouvoirs très larges pour purger la procédure de passation de ses vices.

Ce référé précontractuel, efficace et rapide, est le recours de droit commun des concurrents évincés. Les autres référés présentent un caractère subsidiaire, voire marginal.

Le référé contractuel, qui trouve son origine dans la directive « recours » du 11 décembre 2007 transposée par l’ordonnance du 7 mai 2009, est régi par les articles L. 551-13 et suivants du Code de justice administrative. Il offre aux concurrents évincés, et au préfet, une possibilité de réagir uniquement lorsque l’administration, par son attitude, a rendu impossible le référé précontractuel, par exemple en concluant un marché sans publicité ou en signant trop rapidement le contrat. Si le candidat fait un référé précontractuel, ou lorsqu’il a omis de le faire pour des raisons qui lui sont uniquement imputables, la voie du référé contractuel lui est fermée. Le concurrent évincé doit saisir le juge dans les trente et un jours qui suivent la publicité du contrat ou dans les six mois quand il n’y a pas eu publicité. Sauf raison impérieuse d’intérêt général, un manquement sérieux conduit le juge à prononcer la nullité du marché.

Par ailleurs, le référé-suspension, régi par l’article L. 521-1 du Code de justice administratif, dont l’issue est subordonnée à l’existence d’un doute sérieux sur la légalité et à une situation d’urgence, peut se greffer sur un certain nombre de recours au fond contestant la régularité de la procédure de passation ou le contrat lui-même.

Il s’agit du recours en appréciation de la validité du contrat ouvert à tout concurrent évincé dans un délai de deux mois, en vertu de la jurisprudence issue de l’arrêt Tropic Travaux du 16 juillet 2007 ; du déféré préfectoral institué par la loi du 2 mars 1982, qui permet au préfet, dans le cadre de ses pouvoirs de contrôle de la légalité, de demander au juge d’annuler un contrat irrégulier ; du recours pour excès de pouvoir ouvert à d’autres tiers au contrat (associations, membres d’une assemblée locale, usagers…) justifiant d’un intérêt à agir contre les actes détachables du contrat lui-même (décision de la commission d’appel d’offres, décision d’écarter un candidat, de signer le contrat…). Il convient de rappeler que si ce recours au fond entraîne l’annulation de l’acte détachable, les conséquences de cette annulation sur le contrat dépendent de la nature de l’acte annulé et des motifs de l’annulation. Dès lors, la suspension, par le juge, d’un acte détachable du contrat peut ne pas impliquer la suspension de l’exécution du contrat.

2) Quels sont les apports de la jurisprudence en matière de référés des contrats publics ?

Les contours de ces référés ont été définis par le Conseil d’État, juge de cassation.

Le référé précontractuel a pris son visage actuel avec l’arrêt Smirgeomes du 3 octobre 2008. En imposant au concurrent évincé de justifier que les manquements dont il se prévaut ont été, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, susceptibles de l’avoir lésé en avantageant une entreprise concurrente, le Conseil d’État a privé les requérants de la possibilité d’invoquer avec succès des vices de procédure insignifiants ou sans lien avec les motifs de leur éviction. Le référé précontractuel a ainsi cessé d’être l’arme des mauvais perdants.

Par ailleurs, le Conseil d’État a fait prévaloir depuis 2011 une lecture stricte des dispositions régissant le référé contractuel : celui-ci n’est pas une seconde chance offerte à un candidat évincé, ainsi qu’il a été dit précédemment.

Les règles de fond relatives aux obligations de publicité et de mise en concurrence du pouvoir adjudicateur posées par le droit communautaire, le Code des marchés publics et les autres textes ont été précisées par la jurisprudence abondante à laquelle donne lieu le référé précontractuel.

Dans la pratique, cependant, le Conseil d’État n’est saisi que lorsque le juge des référés d’un tribunal administratif a annulé la procédure de passation. En revanche, lorsque le juge des référés précontractuels a rejeté la requête et que le marché a été signé dans la foulée, le juge de cassation est privé de la possibilité de connaître de la contestation, au moins dans l’immédiat. La jurisprudence canonique du Conseil d’État, et celle, foisonnante, des juges des référés de première instance peuvent coexister longtemps avant de s’harmoniser au hasard des recours.

3) Voyez-vous une tendance contentieuse se dégager en matière de référé ?

Aujourd’hui, les voies de droit sont nombreuses, peut-être trop, notamment celles offertes aux concurrents évincés : coexistent avec plus ou moins de bonheur les types de référés que nous avons mentionnés et, lorsqu’il s’agit de juger au fond, le recours ouvert aux parties devant le juge du contrat, le recours en appréciation de validité du contrat des concurrents évincés dit Tropic Travaux, le recours indemnitaire de droit commun, le déféré préfectoral (il s’agit là de recours de pleine juridiction) et enfin le recours pour excès de pouvoir. Chacun obéit à une logique différente. Les parties s’y perdent un peu (on les comprend) et il arrive parfois au juge d’hésiter. Cependant, la complexité même de ce système a conduit à une décantation salutaire.

Le référé précontractuel s’est imposé, on l’a dit, comme le recours de droit commun en matière de contestation de la passation d’un marché. Chaque année, une bonne centaine de requêtes sont déposées au tribunal administratif de Paris. Le référé contractuel ne joue qu’un rôle marginal. Partout, les référés-suspension, très mal adaptés au droit des marchés publics, sont presque systématiquement rejetées pour « défaut d’urgence ». Alors que depuis l’arrêt Commune de Béziers du 28 décembre 2009, l’annulation d’un contrat ne saurait être prononcée que pour des manquements d’une particulière gravité, on imagine mal que le juge des référés interrompe sine die l’exécution d’un marché avec toutes les conséquences que cela comporterait pour la collectivité et son cocontractant sur le seul fondement du « doute », fût-il sérieux, que lui inspirerait un moyen soulevé. En revanche, les tribunaux jugent avec célérité (six à neuf mois) les recours Tropic Travaux et les déférés préfectoraux : en conséquence, ces requêtes, dont le traitement en urgence se rapproche de celui des référés, sont privilégiées par les requérants.

4) Quelles seraient, à vos yeux, les évolutions jurisprudentielles nécessaires à cette forme de contentieux ?

Les évolutions jurisprudentielles sont rapides, notamment parce que les textes sont fréquemment modifiés et que les tribunaux français intègrent les inflexions de la jurisprudence communautaire. Les orientations récentes de notre jurisprudence ont été d’un grand pragmatisme. Le Conseil d’État tend à élargir les possibilités de contrôle offertes au juge des référés (qui ne se contente pas de s’assurer de la régularité de la procédure de mise en concurrence, mais qui peut également apprécier, pour autant que les délais très brefs lui permettent de se forger une certitude, certains manquements allégués au droit de la concurrence, notamment le « caractère anormalement bas » d’un prix), tout en l’incitant à moduler les effets d’une éventuelle sanction. Il s’agit d’offrir au juge une gamme d’instruments et de solutions qui lui permettrait de concilier le principe de légalité, les droits des tiers, la sécurité des contrats et l’intérêt général. Cette jurisprudence a, sans doute, moins besoin d’évoluer que de se stabiliser, de se fixer.

Sur le fond, si le système tel qu’il existe aujourd’hui a permis de prévenir nombre d’irrégularités que s’autorisaient les pouvoirs adjudicateurs il y a encore une vingtaine d’années, la concurrence économique s’est exacerbée. Les entreprises sont donc davantage tentées de porter devant le juge des litiges qui n’ont de juridique que l’habillage.

Or, le juge des référés précontractuels n’est pas l’instance d’appel des commissions d’appel d’offres. Il ne se prononce pas sur la valeur des dossiers, ni sur le bien-fondé des appréciations qu’a portées la collectivité publique sur les mérites des candidats. Son rôle est de s’assurer que la règle du jeu édictée par le pouvoir adjudicateur était claire, neutre et honnête et qu’elle a été scrupuleusement et intégralement mise en œuvre dans un esprit impartial. Il s’arrête là. Le juge des référés doit résister aux invites des requérants qui, au travers de l’argumentation subtile de leurs avocats, veulent lui soumettre des questions d’opportunité dont la connaissance doit continuer à lui échapper.

Le juge des référés précontractuels ne saurait ignorer les grandes difficultés auxquelles sont confrontées les administrations qui doivent mettre en œuvre, au quotidien, un droit de la passation des marchés publics devenu complexe et hétérogène, les apports et concepts du droit communautaire ne s’ajustant pas spontanément avec le droit administratif, et qui sont tiraillées entre des impératifs également légitimes.

Le juge ne doit pas non plus être dupe de certaines pratiques malicieuses quand les collectivités publiques exploitent jusqu’à leurs dernières limites les possibilités que leur laissent des textes parfois obscurs et des jurisprudences disparates ou évolutives pour faire prévaloir un choix préconçu. Les frontières entre le droit de la domanialité publique, celui des concessions de travaux et celui des délégations de service public ne sont pas encore clairement tracées. Alors que le droit des marchés publics est devenu une affaire de spécialistes, le juge des référés se doit d’être pédagogue. Il doit rendre plus intelligible un droit qui, au fur et à mesure qu’il se développe et s’affine, se fait moins prévisible.

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