Réforme du contentieux des contrats publics

Photo Bertrand DacostaBertrand Dacosta
Rapporteur public à la 7e sous-section
Conseil d’État

1) Pourquoi la réforme du contentieux des contrats publics est-elle devenue primordiale ?

Le contentieux des contrats publics a atteint, ces dernières années, un degré de complexité inédit.

Les tiers, durant une très longue période, n’ont pas eu accès au juge du contrat. Ils ne pouvaient, en application de la jurisprudence Martin du Conseil d’État de 1905, que demander au juge de l’excès de pouvoir l’annulation des actes détachables du contrat préalables à la conclusion de celui-ci (rejet de candidatures ou d’offres, autorisation de l’organe délibérant donnée à l’exécutif de signer le contrat, décision de signature elle-même…). Mais l’annulation éventuelle de cet acte détachable était sans incidence sur le sort du contrat.

Tout a changé avec le pouvoir d’injonction dont est doté le juge administratif, depuis l’intervention des lois des 16 juillet 1980 et 8 février 1995 : désormais, le tiers qui obtient l’annulation de l’acte détachable peut demander au juge de l’exécution qu’il enjoigne à la collectivité d’en tirer les conséquences, et le cas échéant, qu’il lui ordonne de saisir le juge du contrat pour que celui-ci en prononce l’annulation. Le contrat n’est plus sanctuarisé, mais au prix d’un détour par deux ou trois juges successifs !

Le Conseil d’État en a tiré une première conséquence avec la jurisprudence Tropic Travaux, qui ouvre à certains tiers – les concurrents évincés – un accès direct au juge du contrat. Quelques mois après cette décision, ceux-ci se sont même vu offrir une seconde voie de recours, il est vrai très encadrée, le référé contractuel, dans le cadre de la transposition d’une directive européenne.

Mais pour les autres tiers subsistait la voie du recours contre l’acte détachable. Or, cette voie détournée est susceptible de faire peser un risque contentieux pendant une très longue durée sur le contrat, tandis que le recours direct contre le contrat est, en principe, purgé dans le délai de deux mois, si du moins une publicité suffisante a été organisée.

C’est à cette insécurité juridique que la décision Département de Tarn-et-Garonne entend mettre fin.

2) Que retenir de la décision de l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État du 4 avril dernier ?

La décision Département de Tarn-et-Garonne met fin, pour les nouveaux contrats, à la jurisprudence Martin, si l’on met de côté les contrats de droit privé passés par des personnes publiques.

Dorénavant, les tiers, quels qu’ils soient (sauf le préfet), ne pourront plus contester les actes jusqu’à présent regardés comme détachables ; ils ne pourront contester que le contrat lui-même, dans le délai de recours.

Aucune des catégories de tiers qui avaient accès au contentieux de l’acte détachable ne sera exclue, par principe, de ce recours en contestation de la validité du contrat. Mais le Conseil d’État a prévu deux filtres.

En premier lieu, au stade de l’intérêt à agir, il faudra que le tiers se prévale d’un intérêt lésé de façon suffisamment directe et certaine : s’agissant d’un recours de plein contentieux, cet intérêt à agir sera nécessairement apprécié de façon plus stricte que dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir.

En second lieu, et c’est là une innovation importante (même si elle n’est pas sans analogie avec la jurisprudence SMIRGEOMES applicable au référé précontractuel), les tiers ne pourront invoquer que des irrégularités en rapport direct avec l’intérêt lésé qu’ils invoquent : tout tiers ne pourra pas invoquer tout moyen (réserve faite des moyens d’ordre public, circonscrits aux illégalités les plus graves, et que le juge devrait en tout état de cause relever d’office).

Seul le préfet, pour des raisons constitutionnelles, et les membres des organes délibérants des collectivités territoriales, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, ne seront pas soumis à ce double filtre.

3) Va-t-on au-delà du recours Tropic ?

La décision Département de Tarn-et-Garonne s’inscrit dans la continuité de la décision Tropic Travaux, au regard des pouvoirs du juge : elle confirme qu’il appartient à celui-ci d’apprécier les conséquences à tirer du vice éventuellement relevé, au regard à la fois de sa gravité et des motifs d’intérêt général qui peuvent s’attacher à la poursuite du contrat. L’annulation ne constitue que la sanction ultime. De ce point de vue, la logique reste la même.

Elle va plus loin que la décision Tropic Travaux puisque, on l’a vu, elle ouvre le recours à tous les tiers, et plus seulement aux concurrents évincés, tout en faisant disparaître le recours contre l’acte détachable. Mais elle est également plus restrictive en liant moyens invocables et intérêt lésés.

4) Quelle sera la nouvelle répartition du contentieux contractuel ? Les pouvoirs du juge vont-ils évoluer également ?

Le recours en contestation de la validité du contrat se substitue au recours Tropic Travaux  pour les concurrents évincés : ceux-ci sont donc régis, dans ce cadre, par le droit commun.

Ils continuent toutefois de bénéficier des référés précontractuel et contractuel, ainsi, le cas échéant, que du recours indemnitaire, qui n’est pas affecté par cette nouvelle jurisprudence.

Le paysage du contentieux contractuel demeure donc complexe, même s’il l’est moins depuis le 4 avril dernier, ne serait-ce que parce qu’il a été façonné à la fois par la jurisprudence et par des textes : le juge ne peut, seul, tout remettre à plat !

L’apport de la décision Département de Tarn-et-Garonne consiste à concilier le principe de légalité et l’objectif de stabilité des relations contractuelles. Il ne s’agit ni de priver des tiers d’un accès au juge ni, au contraire, de démultiplier les possibilités de recours au profit de nouveaux intervenants ; l’objectif est de reporter directement sur le contrat, et sur lui seul, un contentieux précédemment éclaté, de telle sorte que le risque juridique puisse être traité selon un calendrier maîtrisé. Redisons-le : pour les tiers qui n’ont pas la qualité de concurrent évincé, la nouvelle jurisprudence se borne à substituer un accès direct à un accès indirect. Les mêmes illégalités produiront les mêmes conséquences (ou la même absence de conséquence).

L’office du juge n’est donc pas modifié. Mais le procès, à l’instar de la tragédie classique, respectera, au profit des parties comme du justiciable, la règle des trois unités, d’action, de temps et de lieu…

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