L’inconventionnalité des interdictions obligatoires de soumissionner à un contrat de concession

La réforme des CCAG, un art de l'exécution

Mathilde du Besset
Avocate
Cabinet SARTORIO Avocats

Par un arrêt en date du 12 octobre 2020[1], le Conseil d’État a jugé que les dispositions relatives aux exclusions de plein droit de la procédure de passation d’un contrat de concession étaient incompatibles avec les objectifs de l’article 38 de la directive 2014/23 du 26 février 2014.

Quelles sont les dispositions censurées par le Conseil d’État ?

Les dispositions de l’article L. 3123-1 du code de la commande publique sont jugées incompatibles avec le droit de l’Union européenne et les articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du même code, pris pour l’application de ces dispositions législatives, sont censurés.

L’ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession a transposé la directive 2014/23/UE sur l’attribution des contrats de concession. L’article 39 1°) de cette ordonnance, aujourd’hui repris à l’article L. 3123-1 du code de la commande publique, est relatif aux interdictions de soumissionner à titre obligatoire.

Il vise les personnes qui ont fait l’objet d’une condamnation définitive pour l’une des infractions prévues à certains articles du code pénal et du code général des impôts, pour recel d’une de ces infractions, ainsi que pour les infractions équivalentes prévues par la législation d’un autre État membre de l’Union européenne.

L’interdiction de soumissionner s’applique également lorsqu’un membre de l’organe de gestion, d’administration, de direction ou de surveillance ou d’une personne physique qui détient un pouvoir de représentation, de décision ou de contrôle d’une personne morale est condamné définitivement pour l’une de ces infractions, tant que cette personne physique exerce ses fonctions.

Cette exclusion de la procédure de passation des contrats de concession s’applique pour une durée de cinq ans à compter du prononcé de la condamnation.

Les articles 19 et 23 du décret du 1er février 2016, repris aux articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du code de la commande publique, précisent les conditions d’application de l’article 39 susvisé.

L’article 19 fixe la liste des documents à fournir par le candidat pour justifier qu’il ne fait l’objet d’aucune exclusion de la participation à la procédure de passation des contrats de concession. L’article 23 précise notamment que la candidature d’un opérateur économique faisant l’objet d’une interdiction de soumissionner en application de l’article 39 de l’ordonnance du 29 janvier 2016, est irrecevable.

Pour quels motifs ces dispositions ont-elles été censurées ?

L’article 38 de la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession prévoit des motifs d’exclusion, obligatoires ou facultatifs, des procédures d’attribution des contrats de concession, mais laisse la possibilité à l’opérateur économique de fournir des preuves, afin d’attester que les mesures qu’il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité : « Tout opérateur économique qui se trouve dans l’une des situations visées aux paragraphes 4 et 7 peut fournir des preuves afin d’attester que les mesures qu’il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité malgré l’existence du motif d’exclusion invoqué. Si ces preuves sont jugées suffisantes, l’opérateur économique concerné n’est pas exclu de la procédure. / À cette fin, l’opérateur économique prouve qu’il a versé ou entrepris de verser une indemnité en réparation de tout préjudice causé par l’infraction pénale ou la faute, clarifié totalement les faits et circonstances en collaborant activement avec les autorités chargées de l’enquête et pris des mesures concrètes de nature technique et organisationnelle et en matière de personnel propres à prévenir une nouvelle infraction pénale ou une nouvelle faute. Les mesures prises par les opérateurs économiques sont évaluées en tenant compte de la gravité de l’infraction pénale ou de la faute ainsi que de ses circonstances particulières. Lorsque les mesures sont jugées insuffisantes, la motivation de la décision en question est transmise à l’opérateur économique concerné. / Un opérateur économique qui a été exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d’attribution de concession n’est pas autorisé à faire usage de la possibilité prévue au présent paragraphe pendant la période d’exclusion fixée par ledit jugement dans les États membres où le jugement produit ses effets »

Le Conseil d’État a décidé, par un arrêt du 14 juin 2019[2]de transmettre deux questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), résumées comme suit par Madame Mireille LE CORRE, rapporteure publique[3] :

« 1. Le droit de l’Union Européenne impose-t-il de prévoir des dispositifs de mise en conformité ?

  1. Si oui, les autres dispositifs présentés en défense par le ministre peuvent-ils être considérés comme équivalents à des dispositifs de mise en conformité ? Cette interrogation provenait notamment de ce qu’ils sont mis en œuvre par les autorités judiciaires. »

La CJUE a répondu à ces deux questions, par un arrêt en date du 11 juin 2020[4].

Selon la Cour, l’article 38 de la directive 2014/23/UE impose de prévoir des dispositifs de mise en conformité[5] :

« 3. Dans l’arrêt du 11 juin 2020 par lequel elle s’est prononcée sur les questions dont le Conseil d’État, statuant au contentieux, l’avait saisie à titre préjudiciel après avoir écarté les autres moyens de la requête, la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que l’article 38, paragraphe 9, de la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui n’accorde pas à un opérateur économique condamné de manière définitive pour l’une des infractions visées à l’article 38, paragraphe 4, de cette directive et faisant l’objet, pour cette raison, d’une interdiction de plein droit de participer aux procédures de passation de contrats de concession la possibilité d’apporter la preuve qu’il a pris des mesures correctrices susceptibles de démontrer le rétablissement de sa fiabilité. »

La Cour admet la possibilité que l’examen du caractère approprié des mesures correctrices soient confiées aux autorités judiciaires, sous réserve du respect de certaines conditions[6] :

  1. La Cour de justice de l’Union européenne a également dit pour droit que l’article 38, paragraphes 9 et 10, de de la directive 2014/23 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que l’examen du caractère approprié des mesures correctrices prises par un opérateur économique soit confié aux autorités judiciaires, à condition que le régime national mis en place à cet effet respecte l’ensemble des exigences posées à l’article 38, paragraphe 9, de cette directive et que la procédure applicable soit compatible avec les délais imposés par la procédure de passation des contrats de concession. Par ailleurs, l’article 38, paragraphe 9, de la directive 2014/23 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui permet aux autorités judiciaires de relever une personne d’une interdiction de plein droit de participer aux procédures de passation de contrats de concession à la suite d’une condamnation pénale, d’effacer une telle interdiction ou d’exclure toute mention de la condamnation dans le casier judiciaire, à condition que de telles procédures judiciaires répondent effectivement aux conditions posées et à l’objectif poursuivi par ce régime et, en particulier, permettent, dès lors qu’un opérateur économique souhaite participer à une procédure de passation de contrats de concession, de lever, en temps utile, l’interdiction le frappant, au regard du seul caractère approprié des mesures correctrices invoquées par cet opérateur et évaluées par l’autorité judiciaire compétente conformément aux exigences prévues à cette disposition, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.

Le Conseil d’État en déduit que pour respecter les objectifs de la directive du 26 février 2014,« le droit français doit prévoir la possibilité pour un opérateur économique, lorsqu’il est condamné par un jugement définitif prononcé par une juridiction judiciaire pour une des infractions pénales énumérées à l’article 39 de l’ordonnance du 29 janvier 2016, repris à l’article L. 3123-1 du code de la commande publique, et que, pour cette raison, il se trouve en principe exclu des procédures d’attribution des contrats de concession pour une durée de cinq ans, d’apporter la preuve qu’il a pris des mesures correctrices susceptibles de démontrer le rétablissement de sa fiabilité. Toutefois, la faculté de faire preuve de sa fiabilité ne saurait être ouverte lorsque l’opérateur a été expressément exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d’attribution de concession, pendant la période fixée par ce jugement ».

Or, selon la Haute juridiction, le droit français ne répond pas à ces exigences :

  • le dispositif actuel des interdictions de soumissionner ne prévoit pas de dispositif de mise en conformité ;
  • les différents dispositifs existants en droit pénal français, tels que le relèvement, la réhabilitation et l’exclusion de la mention de la condamnation au bulletin B2 du casier judiciaire ne peuvent être regardés, eu égard à leurs conditions d’octroi et à leurs effets, comme des dispositifs de mise en conformité au sens de l’article 38 de la directive.

Les dispositions de l’article 39 de l’ordonnance du 29 janvier 2016, reprises à L. 3123-1 du code de la commande publique sont donc jugées incompatibles avec les objectifs de l’article 38 de la directive 2014/23 du 26 février 2014.

Et dans ce contexte, le Conseil d’État décide d’annulerla décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté la demande tendant à l’abrogation des articles 19 et 23 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, en tant que ces dispositions, reprises aux articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du code de la commande publique, ne prévoient pas de dispositif de mise en conformité permettant à un opérateur économique candidat à l’attribution d’un contrat de concession d’échapper aux interdictions de soumissionner prévues en cas de condamnation pour certaines infractions.

Quel est le régime juridique applicable à titre transitoire ?

Le Conseil d’État précise la portée de sa décision d’annulation et fixe un régime juridique supplétif applicable[7]dans l’attente de l’édiction des dispositions législatives et réglementaires nécessaires au plein respect des exigences découlant du droit de l’Union européenne.

Ainsi, un candidat à une concession ne peut être exclu sur le fondement de l’article L. 3123-1 du code de la commande publique si, après avoir été mis à même de présenter ses observations, il établit dans un délai raisonnable et par tout moyen auprès de l’autorité concédante, qu’il a pris les mesures nécessaires pour corriger les manquements correspondant aux infractions mentionnées au même article pour lesquelles il a été définitivement condamnée. Il doit en outre, le cas échéant, établir que sa participation à la procédure de passation du contrat de concession n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité de traitement.

Les autorités concédantes ne peuvent donc pas exclure d’emblée un candidat définitivement condamné pour les infractions visées à l’article L. 3123-1 du code de la commande publique et doivent veiller à mettre en œuvre le régime transitoire défini par le Conseil d’État.

[1]CE, 12 octobre 2020, req. n°419146

[2]CE, 14 juin 2019, req. n°419146

[3]Conclusions de Madame Mireille LE CORRE, rapporteure publique, rendues sous l’arrêt CE 12 octobre 2020, Société Vert Marine,

[4]CJUE, arrêt C-472/19 du 11 juin 2020

[5]CE 12 octobre 2020, req. n°419146, considérant n°3

[6]CE 12 octobre 2020, req. n°419146, considérant n°4

[7]CE, Assemblée, 29 juin 2001, Vassilikiotis, Req. n° 213229