Thierry Dal Farra
Avocat à la Cour
UGGC Avocats
Par un arrêt du 19 mai 2021 (n°00759), la Chambre criminelle Cour de cassation a statué sur une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’absence de définition législative et la neutralisation jurisprudentielle de la condition tenant à l’octroi d’un avantage injustifié, mise par l’article 432-14 à la constitution du délit de favoritisme.
La Cour a rejeté la QPC, jugeant que l’avantage injustifié s’induit nécessairement de toute violation de la norme légale ou réglementaire gouvernant la commande publique, mais ce faisant elle renvoie à l’appréciation plus générale du comportement du prévenu par le juge pénal.
Or aux termes d’un arrêt du 9 septembre 2020 (pourvoi n°19-85.374), la Cour a exigé du juge pénal qu’il recherche, au stade de l’appréciation de l’intention coupable, si le prévenu a entendu octroyer un avantage injustifié à un candidat au marché.
De sorte qu’au prix d’un certain illogisme et d’une sérieuse entorse à la jurisprudence rendue sur la notion d’intention coupable, la Cour de cassation semble faire remonter l’appréciation de la condition tenant à l’octroi d’un avantage injustifié au stade de l’appréciation de l’intention coupable.
1. La neutralisation de la condition d’avantage injustifié
Codifiée à l’article 432-14 du code pénal, l’infraction prévoit qu’ « est puni de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 200 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, le fait par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l’État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d’économie mixte d’intérêt national chargées d’une mission de service public et des sociétés d’économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l’une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession ».
Il est donc écritque la caractérisation du délit suppose la réunion de deux éléments cumulatifs. Il faut non seulement une violation des dispositions garantissant la liberté d’accès et l’égalité des candidats aux marchés publics, mais encore que ladite violation, de la part de son auteur, ait eu pour objet ou pour effet de procurer ou tenter de procurer à autrui un avantage injustifié.
Le législateur n’a toutefois jamais pris la peine de définir cette notion, au sens de l’article 432-14 du code pénal, alors pourtant que l’expression n’a guère de sens, puisqu’on saisit mal comment et dans quels cas un avantage à autrui, c’est-à-dire à un candidat, pourrait être justifié en matière de passation des marchés publics et des concessions.
Cette lacune, d’autant plus regrettable qu’elle se double d’un illogisme apparent, a conduit à une lecture extensive du délit par la jurisprudence : la Chambre criminelle de la Cour de cassation juge depuis longtemps que la notion d’avantage injustifié résulte nécessairement de la méconnaissance des dispositions législatives et réglementaires gouvernant la passation des contrats de la commande publique, de sorte que les juges du fond n’ont pas à vérifier, en tant que telle, l’existence d’un tel avantage et doivent faire comme si le législateur n’avait pas employé l’expression[1].
La QPC écartée par l’arrêt du 19 mai 2021 donnait pourtant l’occasion à la Chambre criminelle de revisiter sa jurisprudence et à relever qu’en réalité, la rédaction même des dispositions précitées invitait le juge à apprécier, en aval, la gravité et les conséquences de la violation des règles de passation des contrats de la commande publique. Rejetant la QPC, la Cour de cassation n’a pas suivi la logiquequi aurait consisté à analyser aussi les conséquences de l’irrégularité commise, aux termes d’une approche finaliste ou conséquentialiste[2], tenant compte du fait que toutes les irrégularités de passation n’induisent pas nécessairement, en pratique, l’octroi d’un avantage injustifié. Une telle conception aurait pourtant eu le mérite de réconcilier la jurisprudence répressive et celle du Conseil d’État qui, statuant sur le sort des marchés publics et concessions, ne les résilie ou les annule qu’en présence de très graves irrégularités[3]. De sorte que si on peut admettre, avec Gilles Pellissier, que les vices d’une particulière gravité puissent correspondre à des « circonstances frauduleuses, pénalement répréhensibles »[4], l’inverse n’est pas exact : des irrégularités pénalement répréhensibles ne constituent pas nécessairement des vices d’une particulière gravité justifiant qu’une atteinte soit portée au contrat, par son annulation ou sa résiliation.
Il en résulte que l’ordre public économique applicable à la commande publique, caractérisé par la dualité des solutions jurisprudentielles qui vient d’être rappelée, devient difficilement lisible, dès lors qu’une même opération peut évidemment conduire à l’intervention des deux ordres de juridiction et que par suite, le juge pénal pourra entrer en voie de condamnation des acteurs de la passation du contrat, alors même que la juridiction administrative aura préalablement rejeté le recours contre celui-ci. Qu’adviendrait-il, dans un tel cas, d’un contrat de la commande publique que le juge administratif aurait définitivement laissé survivre et dont il devrait alors nécessairement faire application en cas de litige d’exécution le moment venu, alors même qu’entre temps, les parties audit contrat auraient été définitivement condamnées pour délit de favoritisme et recel de ce délit ?
Une telle situation n’est pas théorique, notamment pour les contrats de concession de longue durée. En pratique, en effet, le rejet définitif du recours en contestation de validité surviendra bien avant l’issue de l’action pénale, mais il reste que celle-ci pourrait s’achever bien avant la fin de la concession. Se pourra-t-il que le juge administratif, tout à sa logique de protection du contrat, en fasse application, rejette sa nullité, et le cas échéant, après avoir fait les comptes entre les parties, condamne la personne publique à un versement au profit du concessionnaire, alors même que le juge pénal aura sanctionné l’existence d’infractions de favoritisme et de recel au stade de sa passation ?
2. L’esquisse d’un intégrationde la recherche d’un avantage injustifié au stade de l’appréciation de l’intention coupable
La jurisprudence de la Cour de cassation a en réalité esquissé une autre évolution, consistant à faire de l’avantage injustifié un élément d’appréciation de l’intention coupable.
La Chambre criminelle a ainsi jugé, par un arrêt du 9 septembre 2020 (pourvoi n°19-85.374) que le fait de modifier, après attribution d’un marché, le montant pourtant annoncé d’une avance de trésorerie était illégal – en tant qu’une telle modification, si elle avait été incluse dans la procédure de passation initiale, aurait attiré davantage d’opérateurs économiques – et constituait donc pour les entreprises qui en bénéficient un avantage injustifié, tout en affirmant toutefois, dans la même décision, qui casse l’arrêt d’appel, qu’il revenait aux juges du fond de rechercher si bien qu’ayant eu connaissance de l’arrangement conclu au sujet de cette avance entre la commune, la société maître d’œuvre et les entreprises attributaires du marché, le « demandeur [au pourvoi] a eu conscience de procurer un avantage injustifié à ces dernières »[5].
De sorte que l’octroi ou la tentative d’octroi d’un avantage injustifié semble devenir une composante de l’élément intentionnel du délit. Ce faisant la Cour de cassation modifie son approche de l’intention coupable en matière de favoritisme.
On sait en effet, depuis longtemps, que l’intention coupable résulte seulement de la violation de la règle en connaissance de cause et non pas de l’intention de commettre une infraction[6]. À cet égard, à une QPC tirée de l’inconstitutionnalité de la disparition de l’élément intentionnel de l’infraction de favoritisme par l’effet de la portée effective de la jurisprudence répressive, la Cour de cassation avait répondu que la question ne présentait pas de caractère sérieux, « dès lors que la personne ayant accompli un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité de traitement des candidats aux marchés publics et délégations de service public, si elle ne saurait se prévaloir d’une ignorance de ces dispositions pour justifier son comportement, n’est pas déclarée responsable du délit à la condition qu’elle démontre, conformément aux prévisions de l’article 122-3 du code pénal avoir cru, par une erreur de droit qu’elle n’était pas en mesure d’éviter, avoir pu légitimement accomplir l’acte, ce qui laisse subsister l’élément moral exigé par l’article 121-3 du même code »[7] : aux termes mêmes de cette jurisprudence, il n’est pas question de rechercher, pour apprécier l’intention coupable, si le prévenu a réellement souhaité accorder un avantage injustifié à un candidat[8]. Seule l’erreur sur le droit, très rarement admise[9], peut conduire à exempter le professionnel de toute intention coupable. De sorte qu’il est normalement inopérant de rechercher si le prévenu a bien eu l’intention d’accorder un avantage injustifié à une entreprise : pour le professionnel que constitue l’acheteur public, qui ne peut que très rarement invoquer valablement l’ignorance des règles de passation des contrats de la commande publique, l’intention coupable est réputée acquise par la seule méconnaissance de ces règles[10], de sorte que leur violation devrait suffire à caractériser l’intention coupable, sans qu’il soit utile de chercher à savoir si ce faisant, il a réellement souhaité octroyer un tel avantage à un candidat[11].
Par suite, l’arrêt du 9 septembre 2020, en faisant remonter l’appréciation de l’avantage injustifié au stade de l’intention coupable induit en pratique un risque d’arbitraire : dans bon nombre de cas, l’intention coupable sera systématiquement caractérisée par la seule méconnaissance des règles de passation, alors que dans d’autres, sans qu’on puisse toutefois savoir quand et pourquoi, elle pourra aussi dépendre du point de savoir si le prévenu a réellement cherché à donner un avantage injustifié à un ou plusieurs concurrents en violant lesdites règles. Il est certes peu discutable que l’acheteur public qui, manifestement, procure ou tente de procurer un avantage injustifié à un candidat par des actes illégaux commettra le délit, mais sa culpabilité devrait relever d’une appréciation autonome de la condition tenant à l’existence d’un tel avantage et non d’un élargissement peu cohérent de l’appréciation de l’intention coupable.
Le déplacement, au demeurant aléatoire, de la condition tenant à l’avantage injustifié par le juge au stade de l’appréciation de l’intention coupable confère ainsi une forme d’imprévisibilité à la loi pénale, dès lors précisément qu’elle n’est pas systématique. L’appréciation de l’intention coupable devient donc illisible, en tant qu’elle intègre parfois, mais pas toujours, la question de savoir si le prévenu a ou non cherché à procurer un avantage injustifié à un ou plusieurs concurrents.
Par suite, le risque d’arbitraire juridictionnel est double : en premier lieu, du fait que la neutralisation de la condition d’octroi d’un avantage injustifié conduit le juge pénal à ne jamais s’attacher à vérifier la gravité et l’effet de la violation des règles de publicité et de mise en concurrence, de sorte qu’objectivement, n’importe quelle irrégularité peut conduire à la caractérisation du délit ; en deuxième lieu, du fait que lorsque, parfois, la recherche d’un avantage injustifié est évoquée, cette condition est alors absorbée, en amont, dans l’appréciation de l’intention coupable, au prix d’une incohérence avec l’acception traditionnelle de cette notion qui, pour être sévère, car systématiquement acquise pour un professionnel, avait au moins le mérite de la clarté et la constance.
La QPC regrettablement rejetée aurait pourtant fourni l’occasion d’une salutaire clarification.
[1] V.notamment Cass. Crim., 10 septembre 2008, n° 08-80.589 ; Cass. Crim., 11 décembre 2002, n° 02-80.699. Voir également Cour de cassation, Rapport annuel pour l’année 2008, p. 151 : [la Chambre criminelle] « tend à considérer que l’avantage injustifié s’induit nécessairement de la violation de la norme légale ou réglementaire gouvernant la commande publique ».
[2] V. Fabrice Hourquebie, « L’argument conséquentialiste dans les décisions de justice », Cahiers de la justice, 2014, page 199. L’approche conséquentialiste consiste, pour le juge, à se pencher sur l’étude des conséquences possibles de sa décision avant de l’adopter et de comparer les conséquences de toutes les solutions juridiquement possibles en application de la loi. Dans un État de droit, elle ne peut que compléter, sans l’affecter, le raisonnement syllogistique à conduire sur la lettre de la loi appliquée, éclairée le cas échéant par l’intention de son auteur. L’adage anglais What will be the consequences of one rather than another of alternative available rulings is chosen ? résume la démarche qui consiste à comparer les conséquences de toutes les solutions possibles susceptibles d’être données au litige en application de la loi
[3] CE, Ass. 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, req. 358994
[4] V. Conclusions sur CE 28 juin 2019, Société Plastic omnium systèmes urbains, n° 420776, préc. Voir aussi conclusions de Marc Pichon de Vendreuil sur CE 10 décembre 2020, Société Air Loyauté, et Centre hospitalier territorial Gaston Bourret req. 432602 et 433611. Voir également, pour une motivation explicite : CE 15 mars 2019, SAGEM, req. 413584.
[5] On notera au passage que le délit de favoritisme est déduit d’une mesure d’exécution du marché, dès lors qu’il est déduit d’une avance de trésorerie non prévue au stade de la passation a restreint le niveau de la concurrence.
[6] La Cour de cassation a jugé que la « seule constatation de la violation en connaissance de cause d’une prescription légale ou réglementaire implique, de la part de son auteur, l’intention coupable exigée par l’article 121-3 alinéa 1erdu code pénal » – v. Cass. Crim. 25 mai 1994 pourvoi n°93-85.158 1er arrêt Bull. 203 ; Cass. crim. 12 juillet 1994, pourvoi n°93-85.262, Bull. 280 ; voir également Cass. crim. 21 nov. 2001, pourvoi n°00-87.532Bull. crim. 2001, n° 243 ; D. 2003, somm. p. 245, obs. M. Segonds ; Cass. crim 20 mai 2009 pourvoi n°08-87.354.
[7] Cass. crim. 23 juillet 2014, pourvoi n°14-90.024
[8] La réponse de la Cour à la QPC précitée corrobore sa position de principe, selon laquelle, en matière de favoritisme, « l’élément intentionnel du délit prévu par l’article 432-14 du Code pénal est caractérisé par l’accomplissement, en connaissance de cause, d’un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public », ce qui a conduit la Cour à casser un arrêt d’appel ayant relevé, après avoir caractérisé la violation des règles de passation des marchés de maîtrise d’œuvre, que le prévenu « n’avait pas cherché à favoriser l’attributaire » Cass. crim, 14 janvier 2004, pourvoi n°03-83.396, publié au bulletin.
[9] Aux termes de l’article 122-3 du code pénal, « N’est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit qu’elle n’était pas en mesure d’éviter, pouvoir légitimement accomplir l’acte ». La jurisprudence rappelle qu’il faut deux conditions pour qu’une telle erreur ait une vertu absolutoire de la responsabilité pénale du prévenu : il faut non seulement démontrer qu’une erreur objective sur le droit pouvait être commise (du fait, notamment, de la contradiction des textes, de l’absence de disposition claire régissant la matière, ou d’une position de l’administration prise officiellement en méconnaissance de la réglementation) mais encore qu’elle ne pouvait pas être évitée, notamment en recourant à des conseils (Cass. crim. 3 mai 2018, pourvoi n°17-82.746).
[10] V. Cass. crim 29 janvier 2020, pourvoi n°19-02.942 : la Cour approuve l’arrêt d’appel qui relève que « pour déclarer le prévenu coupable de complicité de favoritisme, il ne peut, autrement que par l’erreur de droit, se prévaloir d’une ignorance des dispositions réglementant les marchés publics pour justifier son comportement ».
Voir dans le même sens, Cass. crim. 12 septembre 2018, pourvoi n°17-83.793, par l’effet duquel il est jugé que le demandeur (au pourvoi), « …en sa seule qualité d’ordonnateur général, … est présumé connaître les dispositions relatives aux marchés publics ».
[11] Voir Cass. crim. 29 janvier 2020, préc. « Le prévenu, qui avait qualité d’ordonnateur des recettes et des dépenses de l’office d’HLM, était soumis à l’obligation qui en découle de prévenir et réparer les irrégularités susceptibles de survenir notamment dans le cadre de la passation des marchés publics ».