Olivier Giannoni
Premier conseiller de Tribunal administratif
Enseignant à l’Université de Paris Panthéon-Assas
Auteur de « stratégie et techniques de l’achat public »
Abel Quessandier
Chargé d’enseignement à l’Université Paris-Est Créteil
Doctorant Cifre
Renoncer, même partiellement, aux pénalités de retard n’est pas un simple geste de souplesse contractuelle : c’est une modification en bonne et due forme du contrat. Une telle décision doit impérativement respecter les règles du code de la commande publique. À défaut, le gestionnaire public s’expose à un risque juridique, pouvant engager sa responsabilité dans le cadre du nouveau régime des ordonnateurs et comptables.
La commande publique est souvent perçue comme un levier d’action économique par les autorités contractantes. On pense souvent à la sélection de titulaires pour favoriser l’activité économique locale. Toutefois, les décisions pendant l’exécution du contrat peuvent aussi favoriser des opérateurs économiques. L’un de ces exemples constitue la possibilité de renoncer à percevoir les pénalités de retard prévues au contrat.
Ainsi que le rappelle le juge administratif : « Les pénalités de retard prévues par les clauses d’un marché public ont pour objet de réparer forfaitairement le préjudice qu’est susceptible de causer au pouvoir adjudicateur le non-respect, par le titulaire du marché, des délais d’exécution contractuellement prévus ; qu’elles sont applicables au seul motif qu’un retard dans l’exécution du marché est constaté et alors même que le pouvoir adjudicateur n’aurait subi aucun préjudice ou que le montant des pénalités mises à la charge du titulaire du marché qui résulte de leur application serait supérieur au préjudice subi. »[1]
Ces pénalités ont donc le caractère d’une réparation forfaitaire et ce n’est qu’en raison du caractère manifestement excessif que le juge s’autorise à les réduire[2]. Le dispositif des pénalités a pour but de contraindre le cocontractant à mettre en place des moyens suffisants pour respecter les délais d’exécution prévus dans ses obligations contractuelles. Toutefois, le Conseil d’État a refusé de considérer que le montant des pénalités de retard pouvait constituer un critère technique de sélection des offres au motif que la personne publique n’est pas tenue de faire application de ces pénalités[3]. Cette faculté est fondée sur la liberté contractuelle puisque le juge administratif estime : « (…) qu’il est toujours loisible aux parties de s’accorder, même sans formaliser cet accord par un avenant, pour déroger aux stipulations du contrat initial, y compris en ce qui concerne les pénalités de retard (…) »[4]. Elle est régulièrement mobilisée en cas de situations exceptionnelles [5].
La circonstance que le juge administratif ne semble poser aucune limite à la mobilisation de cette modification du contrat est problématique au regard de l’évolution du droit européen de la commande publique. En effet, depuis les directives de 2014, la modification des contrats de la commande publique est étroitement encadrée afin d’éviter une altération des conditions de la mise en concurrence initiale. De plus, la possibilité de moduler ou d’abandonner le montant des pénalités de retard interroge sous l’angle de l’existence d’un préjudice direct pour l’autorité contractante qui pourrait engager la responsabilité des gestionnaires publics sous l’empire du nouveau régime si le montant est suffisamment significatif au regard du budget de l’autorité contractante.
Si la renonciation aux pénalités constitue toujours un outil dans le cadre de l’exécution du contrat, la légalité de son utilisation nécessite de respecter le droit européen de la commande publique (I), à défaut, le juge des comptes pourrait engager la responsabilité des gestionnaires publics (II).
- La renonciation aux pénalités de retard, un pouvoir nécessairement encadré par la législation européenne de la commande publique
La règlementation par les directives européennes des possibilités de modifier un contrat pendant son exécution entraine nécessairement un encadrement de la possibilité d’abandonner les pénalités de retard sur le fond (A) et sur la forme (B).
A. Les conditions de fond de la modification du montant des pénalités de retard
L’exécution des contrats de la commande publique, marché comme concession, se doit d’être le prolongement de la mise en concurrence réalisée au stade de la passation, afin de préserver son effet utile. Aussi, la modification des stipulations du contrat est limitée à des cas restreints[6], lesquels doivent permettre d’éviter de remettre en cause les conditions initiales de mise en concurrence des soumissionnaires afin de respecter les principes de transparence et d’égale concurrence entre les candidats[7].
Cet encadrement, d’abord initié par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne[8], transposé en droit interne[9], guide les pratiques autorisées. La démarche peut être divisée en trois étapes de raisonnement : l’abandon des pénalités est-il prévu par une clause de réexamen ? L’abandon des pénalités est-il une modification substantielle ? L’abandon des pénalités est-il rendu nécessaire par une circonstance imprévue ou est-il de faibles ampleurs, c’est-à-dire inférieures à 10 % du montant initial du contrat ?
La circonstance de prévoir la modulation ou l’abandon des pénalités de retard dans une clause de réexamen est l’hypothèse la plus favorable à l’acheteur public, car c’est une modification qui est prévue dès la mise en concurrence et qui n’est pas conditionnée financièrement par le code de la commande publique. Cela ne fait pas obstacle à ce que l’autorité contractante pose des limites à l’utilisation de cette possibilité. La notion de modification substantielle est définie par la directive européenne.
En l’absence de clause de réexamen, une modification est considérée comme substantielle lorsqu’elle introduit des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure de passation initiale, auraient attiré davantage d’opérateurs économiques ou permis l’admission d’autres opérateurs économiques ou permis le choix d’une offre autre que celle retenue, modifie l’équilibre économique du marché en faveur du titulaire d’une manière qui n’était pas prévue dans le marché initial, modifie considérablement l’objet du marché. Le montant des pénalités est sans incidence sur l’objet du marché. Elle pourrait, en revanche, être considérée comme un élément susceptible de limiter l’attractivité d’une procédure ou d’avoir une incidence sur l’équilibre économique du contrat. Il semble donc difficile d’avoir recours à ce motif pour justifier un abandon total ou partiel des pénalités pendant l’exécution contractuelle.
En revanche, les motifs liés à une circonstance imprévisible ou de faible montant pourraient être utilisés. Il semble en effet possible de soutenir que la pandémie de la Covid ou une situation de guerre constituent une circonstance justifiant une modification des stipulations du contrat et, par conséquent, de l’application des pénalités. Toutefois, la mobilisation de ce dernier motif est limitée sous l’angle financier, puisque la modification ne peut excéder 50% du montant initial du contrat. L’autorité contractante sera ainsi limitée par le calcul de l’incidence de la diminution ou de l’abandon des pénalités de retard avant de pouvoir l’appliquer.
L’application des hypothèses de modification du contrat prévue par la règlementation européenne incite à une formalisation de l’utilisation de la possibilité de modifier le montant des pénalités de retard.
B. Les conditions de forme de la modification du montant des pénalités de retard
Si la jurisprudence du juge administratif est peu formaliste dans l’utilisation de la faculté d’abandonner tout ou partie des pénalités de retard, l’application du référentiel européen incite soit à encadrer cette possibilité dans une clause spécifique du contrat, soit à rédiger un avenant ou une décision unilatérale qui justifie les conditions contextuelles et financières de cette modification de l’exécution du contrat.
La rédaction d’une clause dédiée offre plusieurs avantages aux acheteurs publics. En premier lieu, il s’agit d’une condition prise en compte par les opérateurs économiques au moment de la mise en concurrence. En deuxième lieu, cette modification offre la possibilité de définir la suppression partielle ou totale des pénalités sans que cela puisse lui être reproché ensuite. Il est à relever que cette clause peut prévoir la rédaction d’un avenant qui peut récapituler les concessions réciproques conduisant à la réduction des pénalités. C’est une solution qui offre le maximum de souplesse.
La mobilisation des autres motifs suppose une qualification des circonstances de fait qui justifient la position de l’autorité contractante ainsi qu’une estimation financière des conséquences de cette modification. La formalisation par décision unilatérale ou avenant permet de laisser des éléments écrits de nature à démontrer que la décision n’est pas discrétionnaire, mais parfaitement légale car liée à des éléments justificatifs.
C’est moins un contentieux contractuel toujours possible, mais peu probable compte tenu de l’exigence d’un intérêt lésé pour introduire une action devant le juge du contrat que lors du contrôle de la gestion publique de l’ordonnateur et du comptable que cette formalisation peut permettre de prévenir un engagement de responsabilité qui pourrait être facilité par le changement de législation dans le domaine.
2. La renonciation aux pénalités de retard, un pouvoir potentiellement contrôlé par le juge des comptes au titre de la responsabilité des gestionnaires publics
A. La renonciation injustifiée aux pénalités de retard, une infraction aux règles relatives à l’exécution des recettes
Cela étant, l’ordonnance du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics[10] et son décret d’application[11], sont venus renverser le régime de responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables[12], en créant un régime juridictionnel unifié de responsabilité des gestionnaires publics, comptables comme ordonnateurs. Depuis le 1er janvier 2023, l’article L. 131-9 du code des juridictions financières exige, outre la preuve d’une « infraction aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens » de l’organisme, la démonstration : d’une faute grave ayant causé un préjudice financier significatif.
À ce jour, la décision de la chambre du contentieux du 11 mai 2023 Société Alpexpo, confirmée en cela par la Cour d’appel financière, a jugé que « le non-respect de certaines dispositions règlementaires en matière de commande publique » pouvait justifier l’engagement de poursuites à l’encontre d’ordonnateurs même si la relaxe a, finalement, été retenue. La renonciation au recouvrement des pénalités de retard pourrait constituer de même une violation des règles de la commande publique, cette fois-ci d’exécution, si cette modification du contrat n’était pas conforme aux règles des articles R. 2194-1 et suivants du code de la commande publique.
Il est également à relever que l’article L. 131-12 du code des justices financières pourrait aussi être invoqué dans certains cas de figure, car il sanctionne : « Tout justiciable au sens des articles L. 131-1 et L. 131-4 qui, dans l’exercice de ses fonctions ou attributions, en méconnaissance de ses obligations et par intérêt personnel direct ou indirect, procure à une personne morale, à autrui, ou à lui-même, un avantage injustifié, pécuniaire ou en nature (…) ». Cette infraction nous paraît néanmoins plus subjective en ce qu’elle suppose que le gestionnaire public ait agi dans un intérêt personnel direct ou indirect. Dans l’affaire Alpexpo, elle concernait une justiciable qui avait engagé des dépenses au profit de son conjoint.
B. La renonciation aux pénalités de retard, un préjudice financier direct
S’agissant du préjudice qui constitue la condition suivante d’engagement de la responsabilité des gestionnaires publics, il est intéressant de relever que les décisions précédemment évoquées n’exigent pas que le montant exact du préjudice financier soit déterminé. C’est « l’ordre de grandeur de ce préjudice doit pouvoir, d’une part, être évalué avec une précision suffisante et, d’autre part, être apprécié au regard d’éléments financiers pertinents, qui peuvent différer selon le régime juridique et comptable de chaque entité ou service concerné »[13].
Cette preuve est particulièrement délicate à rapporter, car il faut que le ministère public démontre que la violation des règles de la commande publique engendre un préjudice. La motivation de l’arrêt d’appel est éclairante à ce sujet : « (…) le ministère public n’établit pas, en se bornant à énumérer le montant des dépenses afférentes « aux contrats passés en méconnaissance des règles de la commande publique », que ces dépenses auraient pu être moindres – dans des proportions qu’au demeurant, il ne précise pas – si ces règles avaient été respectées. »[14]
Dans le cas des pénalités, la démonstration du préjudice est néanmoins plus facile, puisque son montant sera déterminé par la clause de pénalité elle-même. Reste la question de la mise en perspective de ce montant non perçu au regard des enjeux financiers de l’autorité contractante qui dépendra de chaque espèce. La Cour des comptes a, par exemple, retenu cette qualification s’agissant d’une négligence répétée ayant occasionné d’un préjudice de 44 770,31 euros, pour une commune disposant d’un budget d’1,5 millions d’euros et dont les dépenses, dans le domaine visé par la négligence, échelonnent à 800 000 euros[15]. Ramenée à l’abandon à appliquer des pénalités, la notion de préjudice financier significatif suppose que le montant des pénalités dues représente une partie significative du budget de l’autorité contractante.
En conséquence, l’engagement de la responsabilité de l’autorité publique contractante, en sa qualité d’ordonnateur refusant d’appliquer des pénalités, semble restreint aux hypothèses de marchés publics économiquement importants ou aux petits acheteurs publics. Il en découle un risque d’application discontinue et donc d’efficience relative du nouveau régime de responsabilité des gestionnaires publics en matière de commande publique. On peut penser que les prochaines années seront le théâtre de quelques tâtonnements jurisprudentiels dans l’appréciation du préjudice avant que le dispositif trouve un équilibre durable.
[1] CE, 19 juillet 2017, CH départemental de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (CHIPEA), n° 392707
[2] CE, 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux, n° 296930
[3] CE, 9 novembre 2018, SAS Savoie, n°413533
[4] CE, 17 mars 2010, Commune d’Issy-les-Moulineaux, n° 308676
[5] Circulaire relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières, 29 mars 2022, n°6374/SG, p.5
[6] D. 2014/24/UE du 26 février 2014 relative à la passation des marchés publics, Art. 72.
[7] Voy. en ce sens : COSSALTER, Philippe, FOURNIER DE LAURIERE, Jacques, MAZET, Philippe, Guide de la commande publique : passation, exécution, contentieux. Antony, France: Editions Le Moniteur, 2023, p. 137 ; DE LA ROSA, Stéphane. Droit européen de la commande publique. Bruxelles, Belgique, Bruylant, 2020, p.482.
[8] Affaire du 19 juin 2008, Pressetext Nachrichtenagentur, C-454/06, ECLI:EU:C:2008:351.
[9] Code de la commande publique, art. L.2194-1.
[10] Ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics.
[11] Décret n° 2022-1605 du 22 décembre 2022 portant application de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics et modifiant diverses dispositions relatives aux comptables publics.
[12] Loi n° 63-156 du 23 février 1963 de finances pour 1963 (2e partie-Moyens des services et dispositions spéciales), art. 60.
[13] Cour d’appel financière, 12 janvier 2024, n° 2024-01
[14] Cour d’appel financière, 12 janvier 2024, n°2024-01, pt 13
[15] C. comptes, 7 octobre 2024, n° S-2024-1305.