Pénurie dans les marchés publics : quelle boîte à outils pour l’acheteur public ?

Marchés privés de travaux et commande publique

Florent Gadrat
Avocat
Cabinet LexCase
Département droit public des affaires

De la crise sanitaire à la guerre en Ukraine en passant par le redémarrage progressif de l’activité en Asie, la dégradation des conditions économiques n’a cessé d’agiter la sphère de la commande publique depuis 2020. Dans ce contexte, les circuits d’approvisionnement « classiques » connaissent de profonds bouleversements et ont un impact direct sur l’exécution des marchés publics dans tous les secteurs d’activités (BTP, restauration, achat de médicaments, blanchisserie). Sous le vocable de « pénurie » se cache en réalité deux situations bien différentes.

Cas #1 : pénurie et rupture d’approvisionnement

La première situation concerne l’hypothèse dans laquelle le titulaire n’est plus à même d’exécuter le marché, faute pour lui d’être approvisionné, soit en matières premières (notamment dans le domaine du BTP), soit en fournitures spécifiques (on pense ici aux récentes pénuries de médicaments ou de semi-conducteurs).

D’ores et déjà, il convient d’insister sur le fait que l’application des pénalités n’est pas pertinente. En effet, les pénalités n’auront aucun effet incitatif pour le titulaire, dès lors que les conditions d’approvisionnement de ce dernier sont un élément extérieur à sa propre organisation. Deux outils doivent être davantage privilégiés par les acheteurs : l’exécution aux frais et risques et la modification du contrat initial.

Premièrement, l’exécution aux frais et risques peut constituer un moyen temporaire de contourner une rupture d’approvisionnement du titulaire[1]. En effet, l’exécution aux frais et risques consiste à sanctionner le titulaire défaillant en concluant un marché dit de substitution avec un tiers. L’exécution aux frais et risques n’exige pas une résiliation du contrat avec le titulaire défaillant. Autrement dit, l’exécution aux frais et risques peut s’effectuer en parallèle du contrat initial.

Si l’exécution aux frais et risques a été profondément facilitée dans le cadre des nouveaux CCAG (art. 45 du CCAG FCS / art. 52 du CCAG Travaux), le Conseil d’État a fait de cet outil une prérogative générale de l’administration qui s’applique même en l’absence de clause (CE 18 décembre 2020, n° 433386). Cette procédure est néanmoins entourée de certains garde-fous. Outre la nécessité de mettre en demeure préalablement le titulaire, il appartient à l’acheteur de respecter les règles de la commande publique s’agissant de la conclusion du marché de substitution (CAA Nancy 23 juillet 2019, n°18NC01514). Il ne sera ainsi pas possible de conclure un tel marché de gré à gré, sauf à justifier des circonstances particulières telles que l’urgence impérieuse ou le coût modéré de l’achat de substitution.

De même, la durée du marché de substitution est censée être limitée dans le temps. Néanmoins, on peut imaginer qu’en cas de difficulté d’approvisionnement durable du titulaire, la durée du marché de substitution puisse être longue. Dans ce cas, il est sans doute préférable de résilier le marché initial.

Deuxièmement, la modification du contrat initial peut permettre, dans certains cas, de résoudre les difficultés d’exécution.

On peut d’abord penser au cas particulier de produits substituables. Les parties peuvent convenir de modifier, pendant une durée provisoire, les caractéristiques techniques des fournitures ou travaux initiaux pour lui substituer des éléments substituables. Il faut néanmoins attirer l’attention sur le fait que ces modifications du contrat ne doivent pas changer la nature globale du marché (art. L. 2194-1 du code de la commande publique).

De même, la modification du marché peut porter sur l’ordre des intervenants à un même marché. Dans le cadre d’un marché de travaux, il sera ainsi possible de modifier le phasage des cotitulaires de lots afin de décaler au maximum dans le temps l’entrepreneur ayant d’importantes difficultés d’approvisionnement.

Cas #2 : la pénurie et renchérissement du marché public

La seconde situation concerne l’hypothèse dans laquelle le titulaire peut toujours exécuter la prestation, mais à un coût nettement supérieur aux conditions initiales prévues lors du dépôt de son offre. Le plus souvent, ce sont les coûts des matières premières, de l’énergie ou des transports qui grèvent les charges des titulaires de marchés publics. L’avis du Conseil d’État du 15 septembre 2022 et la doctrine ministérielle recommandent deux modalités de prise en charge de ce surcoût : la modification des clauses de prix et l’indemnisation sur le principe de l’imprévision

En premier lieu – et contrairement à la doctrine initiale du Ministère sur le principe d’intangibilité des prix –,  le Conseil d’État, par son avis en date du 15 septembre 2022, a indiqué qu’il était possible de modifier les clauses de prix et les clauses financières d’un marché public, à la condition que cette modification se rattache à l’une des six hypothèses listées dans le code de la commande (modification autorisée de 10-15 % en fonction de la nature du marché ou modification inférieure à 50 % selon les cas).

Ainsi, les parties peuvent d’un commun accord modifier les clauses de prix en vue de partager le surcoût lié aux pénuries et au renchérissement de certains produits. À titre d’exemple, l’avis du Conseil d’État autorise (i) l’insertion de clauses de révision des prix en cours d’exécution, (ii) la modification des clauses de révision des prix (par exemple en modifiant les indices choisis, la périodicité de révision ou la formule initiale) ou encore (iii) la hausse de prix unitaires.

En second lieu, il est possible, sur le fondement de l’imprévision, de prévoir une indemnité pour le titulaire. La difficulté est que le versement de l’indemnité s’effectue en parallèle de l’exécution du contrat. Il faut donc s’assurer en fin d’exécution que l’indemnité versée corresponde bien aux surcoûts du titulaire.

Que les parties décident de modifier le contrat ou d’allouer une indemnité sur le fondement de l’imprévision, la difficulté pratique réside souvent dans la justification des surcoûts invoqués par l’opérateur. Il n’est pas rare que les opérateurs ne souhaitent pas communiquer leur structure de coûts ainsi que les éléments liés à leurs marges.

La boîte à outils de l’acheteur est bien fournie pour faire face aux pénuries impactant leurs marchés publics, et ce d’autant que l’avis du 15 septembre du Conseil d’État a eu le mérite de clarifier les solutions en lien avec la modification du contrat.

Au-delà des outils déjà disponibles et rappelés tant par le Gouvernement que le Conseil d’État, la place de la discussion et de la négociation tout au long de l’acte d’achat devient primordiale :

  • en phase de préparation du marché, il sera conseillé d’organiser des rendez-vous et contacts rapides (consultations techniques préalables ou sourçage) avec les organismes professionnels, les entreprises connues et intéressées, ceci afin d’élaborer des clauses de révision de prix les plus proches de la réalité économique.
  • en phase d’exécution du marché, il sera aussi bienvenu de conserver des points de rencontres et d’information régulier entre opérateurs et services acheteurs pour suivre la bonne exécution du marché en période de fortes turbulences sur les matières premières et l’énergie.
[1] Notons que s’agissant des contrats en cours ou conclus durant la période du 12/03/2020 au 23/07/2020, le mécanisme des frais et risques pourrait ne pas être applicable en application des dispositions de l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19.