Cessions immobilières avec charges et marchés publics

Thomas CARENZI
Avocat Counsel
CMS Francis Lefebvre

En principe, la vente d’un bien immobilier par une personne publique (à l’exception de l’État[1]) est libre. Aucune disposition législative ou réglementaire n’impose en effet à une collectivité territoriale de faire précéder la cession « simple » d’un terrain de mesures de publicité et d’organiser une mise en concurrence des acquéreurs éventuels[2]. Pour être cédé, ce terrain devra toutefois appartenir au domaine privé, sans préjudice de la mise en œuvre des mécanismes de déclassement anticipé ou de promesses sous condition suspensive de déclassement.

Les cessions immobilières des personnes publiques ne relèvent donc pas, en principe, du droit de la commande publique.

Il n’est toutefois pas rare, en pratique, que ces cessions interviennent dans le cadre d’opérations plus complexes et n’aient, en réalité, pas pour seul objet la cession d’un immeuble en contrepartie du paiement d’un prix. La question se pose alors de savoir dans quelles conditions une personne publique peut céder un bien immobilier en imposant à l’acquéreur certaines conditions, et notamment la réalisation d’ouvrages ou d’équipements qui peuvent, le cas échéant, lui être remis.

Il s’agit des cessions avec « charges » ou cessions avec remise de locaux à construire.

Le risque de (re)qualification d’une cession immobilière en contrat de la commande publique, et plus particulièrement en marché public[3] est apprécié différemment selon que la personne publique cédante prévoit, en complément du prix, la remise de locaux à construire ou se contente de conditionner la vente à un ensemble de charges destinées à orienter la future construction ou l’utilisation future du bien cédé.

Les différentes catégories de cessions avec charges

Les cessions avec charges interviennent souvent dans le cadre d’une procédure d’appel à projets ou d’appel à manifestation d’intérêt (AMI), qui se distingue de la procédure de passation d’un marché public, régie par le Code de la commande publique (CCP). En effet, contrairement à la passation de marchés publics, l’appel à projets ou l’AMI n’est défini et encadré par aucun texte. C’est une procédure sui generis de sélection de projets urbains ou de constructions débouchant généralement sur la conclusion de ventes « avec charges » qui ne sont pas, en principe, des contrats soumis au CCP, mais qui obéissent au principe de liberté des cessions et demeurent des contrats de droit privé[4].

Dans le cadre de ces opérations, il est possible de distinguer deux formes de cessions avec charges.

D’une part, les cessions avec remise de locaux à construire ou d’équipements. Il s’agit de contrats prévoyant la cession d’un terrain (ou d’un volume) et mettant à la charge de l’acquéreur une obligation de réaliser des travaux, dont la personne publique cédante bénéficiera. Une partie de l’ensemble immobilier réalisé par l’acquéreur privé (crèche, gymnase, parc public de stationnement, etc.) sera ensuite mis à la disposition de la personne publique sous la forme, par exemple, d’une vente en l’état futur d’achèvement, d’une dation en paiement ou d’une convention de mise à disposition.

Cette forme de cession avec charges présente un intérêt pour la collectivité dès lors qu’elle lui permet de valoriser du foncier ou des biens qu’elle n’utilise plus ou qu’elle n’entend plus utiliser en percevant un prix de vente qui pourra être diminué à hauteur de la valeur de l’ouvrage ou des équipements qui lui seront remis. Il s’agit donc d’une forme de paiement en nature permettant à une collectivité d’obtenir un équipement public sans nécessairement amputer ses crédits budgétaires.

D’autre part, les cessions avec charges sans remise de locaux ou d’équipements. Il s’agit de cessions qui mettent à la charge de l’acquéreur une obligation de réaliser un ouvrage ou des équipements, purement privés, qui ne seront pas remis à la personne publique mais qui présentent néanmoins un intérêt pour la collectivité (logements, parkings, crèches privées, etc.). Il peut également s’agir de contrats qui accompagnent la cession d’un ensemble de charges uniquement destinées à orienter la future construction et/ou l’utilisation future du bien cédé afin que cette opération soit en phase avec les finalités poursuivies par la personne publique cédante, notamment en termes d’urbanisme et d’aménagement.

Cette forme de cession avec charges permet donc à la personne publique d’avoir un droit de regard et une certaine maîtrise de la destination des surfaces cédées, lui garantissant que les ouvrages qui y seront construits ne seront pas complètement étrangers à l’intérêt général.

Pour ces deux formes de cession, il existe un risque de requalification de la cession en marché public.

La qualification des cessions, avec remise de locaux, en contrats « mixtes » susceptibles d’être soumis aux dispositions du Code de la commande publique

Il ne fait pas de doute que les cessions avec remise de locaux à construire comportent un volet « commande publique » dès lors que la personne publique cédante va recevoir un ouvrage ou des équipements répondant à ses besoins.

Nous sommes donc ici en présence de contrats « mixtes » (vente et commande publique).

À cet égard, deux hypothèses doivent alors être envisagées.

En premier lieu, l’hypothèse – régie par l’article L. 1312-1 du CCP – où, dans un contrat unique, la vente du terrain et la remise des locaux sont objectivement indissociables et où la remise de locaux – qui s’analyse isolément comme un marché public – est l’accessoire de la vente.

Dans ce cas, le contrat peut s’analyser comme une vente soumise au droit privé pour le tout[5] et le principe de liberté de la cession s’applique pour l’ensemble contractuel.

Il faut toutefois pouvoir démontrer, au cas par cas, que la cession immobilière constitue bien l’objet principal du contrat, déterminé de façon non seulement quantitative, mais également finaliste[6]. L’importance quantitative des travaux réalisés pour le compte de la personne publique cédante devra, en principe, rester minoritaire tant en valeur (par rapport au prix de vente du terrain) qu’en surface. D’autres critères pourront également être pris en compte. Ils permettront de déterminer quelle est « l’obligation essentielle » du contrat et de déceler si l’intention de la personne publique est d’effectuer une cession ou, en réalité, à l’occasion de la réalisation d’un équipement public, de contribuer à son financement par une opération de valorisation de son patrimoine via une cession immobilière. À cet égard, en pratique, il convient d’être notamment attentif aux intentions exprimées par les représentants de la personne publique lors des délibérations, dans le cadre d’études de faisabilité ou même dans la presse ou sur les réseaux sociaux par rapport à la construction des équipements publics à réaliser par l’acquéreur.

Si, au regard de l’ensemble de ces critères, il s’avère que l’objet principal du contrat est la réalisation d’ouvrage ou d’équipements publics pour le compte de la collectivité cédante, le contrat doit être qualifié, dans son ensemble, de marché public soumis aux règles du CCP. Notons qu’en cas de doute, si l’objet principal du contrat ne peut être objectivement déterminé, il convient, en principe, de considérer qu’il s’agit d’un contrat de la commande publique soumis au CPP.

En second lieu, l’hypothèse où, dans le cadre d’un contrat unique, la vente du terrain et la remise des locaux – qui s’analyse, là encore, isolément comme un marché public – sont objectivement dissociables.

Dans cette hypothèse, en application de l’article L. 1311-1 du CCP, le régime des marchés publics s’applique à l’ensemble de l’opération, en ce compris les procédures de passation régies par ce code.

Pour qu’un contrat mixte puisse échapper aux dispositions du CCP, il faut pouvoir démontrer, au cas par cas, que les parties ont été objectivement amenées à lier les deux objets du contrat. La prestation accessoire rendue à la personne publique – à savoir, la construction de l’équipement public – peut être regardée comme indissociable de l’objet principal du contrat de cession « pour des raisons techniques, économiques, ou encore l’impossibilité pour l’acheteur d’assurer lui-même l’organisation, le pilotage ou la coordination du projet, objet du contrat » (voir la fiche de la DAJ précitée). Par exemple, l’unité économique de l’opération – la réalisation de l’équipement public constituant un complément du prix de cession – et le lien qui devrait exister entre, d’une part, les caractéristiques du terrain vendu et, d’autre part, le bien à construire peuvent être mis en avant. Un argumentaire précis et circonstancié doit, en tout état de cause, être établi. Là encore, en cas de doute, la prudence veut de soumettre le contrat aux dispositions du CCP.

Le risque de requalification des cessions avec charges, sans remise de locaux, en marchés publics

Le simple fait qu’une cession immobilière ne mette pas à la charge de l’acquéreur la réalisation d’ouvrages ou d’équipements publics à remettre à la personne publique cédante ne permet pas d’exclure, en tant que tel, le risque de requalification en marché public[7].

En effet, dès lors que la personne publique conditionne la cession à certaines « charges » afin de se réserver un droit de regard sur les ouvrages à réaliser par l’acquéreur, il existe un risque que l’opération soit regardée comme répondant à un besoin de la personne publique cédante et, ce faisant, puisse être qualifiée de marché public.

La notion de réponse à un besoin a fait l’objet de précisions importantes apportées par la jurisprudence, notamment européenne, aux termes de laquelle deux conditions cumulatives permettent de (re)qualifier une cession en marché public.

En premier lieu, aux termes de l’article L. 1111-2 du CCP, la personne publique doit exercer une influence déterminante sur la nature ou la conception de l’ouvrage, influence caractérisée lorsqu’elle est « exercée sur la structure architecturale du bâtiment, telle que sa dimension, ses murs extérieurs et ses murs porteurs »[8]. La condition de l’influence déterminante pourra également être remplie si la personne publique cédante formule des demandes sur les aménagements intérieurs qui se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur[9].

En second lieu, la réalisation des travaux doit présenter un « intérêt économique direct » pour la personne publique. Ce critère, qui doit s’apprécier comme une limite à la notion de marché de travaux, sera non seulement satisfait lorsque le pouvoir adjudicateur devient propriétaire des travaux ou de l’ouvrage, mais aussi s’il se voit reconnaître un droit sur lui, de jouissance par exemple[10], lorsqu’il participe à son financement à l’aide de ressources « publiques », pécuniaires ou autres (par la mise à disposition gratuite de terrains, par exemple, ou leur vente à un prix inférieur à celui du marché) et, de manière résiduelle, lorsque les travaux ou les ouvrages sont le résultat d’une initiative qu’il a prise. Dans ce dernier cas, la simple utilisation des pouvoirs qui sont reconnus en règle générale à l’administration en matière d’urbanisme – même dans un but d’intérêt général – ne suffit pas.

Notons que dans un arrêt relativement récent, la Cour de cassation a pu, quant à elle, considérer que l’on pouvait déduire de l’absence de demande d’une personne publique portant sur la structure architecturale d’un bâtiment non seulement l’absence d’influence déterminante sur la nature ou la conception des travaux mais aussi l’absence d’intérêt économique direct[11].

Partant, lorsqu’une cession immobilière comporte des engagements de l’acquéreur à réaliser des ouvrages ou équipements, il convient d’apprécier, au cas par cas et au regard des critères précités, si les travaux sont de nature à répondre à un besoin de la personne publique cédante.

Si tel est le cas, nous sommes, là encore, en présence d’un contrat « mixte » au sens de l’article L. 1312-1 précité du CCP. Il faut donc, au regard des deux critères rappelés ci-avant, déterminer si le contrat, compte tenu de son objet complexe, répond à des besoins indissociables de la personne publique et si son objet principal porte sur les travaux, ce qui sera notamment le cas si la personne publique a exercé une influence déterminante sur la nature et la conception de l’ensemble immobilier à ériger.

[1] Les cessions immobilières des biens de l’État sont soumises à des obligations de publicité et de mise en concurrence définies aux articles R. 3211-2 et suivants du Code général de la propriété des personnes publiques.

[2] CE, 16 avril 2019, Société Sinfimmo, n° 420876. Voir aussi, pour un exemple récent : TA Versailles, 26 janvier 2024, SAS CCU, n° 2109860.

[3] La jurisprudence semble en effet écarter toute qualification de concession lorsque le droit d’exploiter le bien cédé prend sa seule source dans le droit de propriété transféré : CE, 4 mars 2021, Socri Gestion, n° 437232.

[4] Conf, 13 mars 2023, n° C4266.

[5] Cass, 3e civ, 26 octobre 2023, n°22-444 : « La convention, qui n’avait pour objet principal ni la réalisation d’une opération d’aménagement public, ni la fourniture d’un équipement répondant à un besoin spécifiquement défini par la commune, n’était pas soumise aux règles de la commande publique ».

[6] Sur l’appréciation des différents critères à prendre en compte pour déterminer le régime applicable aux contrats mixtes, voir notamment la fiche de la DAJ, « Contrats de la commande publique et autres contrats », mise à jour le 1er avril 2019, pages 10-11.

[7] La jurisprudence semble en effet écarter toute qualification de concession lorsque le droit d’exploiter le bien cédé prend sa seule source dans le droit de propriété transféré : CE, 4 mars 2021, Socri Gestion, n° 437232.

[8] CJUE, 25 mars 2010, Helmut Müller, C-451/08, point 67 ; CJUE, 10 juillet 2014, C-213/13, Impresa Pizarrotti, point 44 ; CJUE, 22 avril 2021, Commission européenne contre République d’Autriche, C-537/19, point 53.

[9] CJUE, 22 avril 2021, Commission européenne contre République d’Autriche, C-537/19, point 53 : « les demandes concernant les aménagements intérieurs ne peuvent être considérées comme démontrant une influence déterminante que si elles se distinguent du fait de leur spécificité ou de leur ampleur ». Pour une illustration récente, voir : CE, 3 avril 2024, Société Victor Hugo 21, n° 472476 requalifiant en marché public de travaux un bail en l’état futur d’achèvement conclu par un centre hospitalier.

[10] CJUE, 25 mars 2010, Helmut Müller, C-451/08, points 48 à 51.

[11] Cass. civ. 3ème, 26 octobre 2023, n° 22-19.444, § 12 : « De ces constatations et appréciations, dont il résultait que la commune n’avait formulé aucune demande portant sur la structure architecturale des bâtiments, [la cour d’appel] a pu déduire, d’une part, que les travaux prévus dans la convention, même s’ils comportaient la création de logements sociaux sur le territoire communal, n’avaient pas été exécutés dans l’intérêt économique direct de la commune, d’autre part, que celle-ci n’avait exercé aucune influence déterminante sur leur nature ou leur conception ».