Laurent Bidault
Avocat au barreau de Paris
Novlaw Avocats
Le régime des marchés en matière de défense et de sécurité comporte un certain nombre de souplesses et de dispositions spécifiques adaptées aux enjeux auxquels est confronté ce secteur (confidentialité, secret défense, souveraineté), favorisant les activités de recherche et développement (R&D) et l’acquisition de solutions innovantes.
Ainsi, le code de la commande publique prévoit plusieurs dispositifs contractuels auxquels l’acheteur peut avoir recours selon le stade du processus d’innovation et le degré d’innovation dans lesquels se situe son projet et permettant d’associer des opérateurs économiques de façon plus aisée que dans le cadre de procédures classiques.
Le secteur de la défense et de la sécurité : un domaine catalyseur d’innovation
Les secteurs de la défense et de la sécurité sont traditionnellement propices à l’innovation.
À cet égard, les pouvoirs publics[1] mettent régulièrement en avant la nécessité d’intégrer l’innovation dans ces secteurs, de favoriser le développement de solutions innovantes, technologiquement plus avancées que celles de potentiels adversaires, afin de répondre aux enjeux géopolitiques de défense et de sécurité, qui sont toujours plus d’actualité.
La loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025[2] a fixé comme objectif que la politique d’achat public favorise l’acquisition de matériels et de services innovants dans l’ensemble des domaines d’activité en matière de défense et de sécurité afin de satisfaire au plus près les besoins des acteurs de la défense et en particulier que cette politique s’adapte aux spécificités des biens et services dans le domaine du numérique, pour accompagner la transformation numérique du ministère des Armées.
Cette politique d’achat est notamment portée par l’Agence de l’innovation de défense qui coordonne l’ensemble des démarches d’innovation en la matière au niveau du ministère des Armées.
Les contrats spécifiques en matière d’innovation dans le secteur de la défense et de la sécurité
Dans ce but, la commande publique constitue un outil indispensable pour développer et acquérir de l’innovation en matière de défense et de sécurité.
Les outils contractuels prévus par le code de la commande publique permettent à l’acheteur de participer à toutes les étapes du processus d’innovation, des études préalables à la R&D, de la réalisation d’un prototype jusqu’à l’industrialisation puis l’acquisition d’une solution innovante, soit par la conclusion de plusieurs contrats, soit par le biais d’un contrat unique[3].
Notons que la condition commune à ces différents dispositifs est que le contrat doit avoir pour objet des prestations de défense et de sécurité telles que définies à l’article L. 1113-1 du code de la commande publique, ce que contrôle le juge administratif[4].
Enfin, quel que soit l’objet du contrat, les parties doivent être particulièrement vigilantes au partage des droits de propriété intellectuelle (sur les résultats comme sur les connaissances antérieures), au respect du secret des affaires ou encore à la confidentialité des échanges notamment.
Les marchés de R&D en matière de défense ou de sécurité
En matière de défense ou de sécurité, en application de l’article R. 2322-6 du code de la commande publique, l’acheteur public peut passer sans publicité ni mise en concurrence préalables un marché de services de R&D pour lequel il acquiert la propriété exclusive des résultats et finance entièrement la prestation.
Précisions que la R&D recoupe certaines activités qui concourent au développement d’une innovation et précèdent son industrialisation, sa commercialisation et son acquisition, de sorte qu’elle se distingue de l’innovation elle-même, qui est aboutie[5].
Autrement dit, le marché de R&D ne porte pas sur l’acquisition d’une solution innovante, mais permet à l’acheteur d’acquérir des services de R&D directement, sans publicité ni mise en concurrence.
Ce marché se distingue du marché de R&D de droit commun[6], ce dernier pouvant être conclu de gré à gré par l’acheteur, à la condition qu’il y ait un partage des coûts de R&D entre les parties ou un partage des résultats en elles.
Les marchés portant sur des produits fabriqués uniquement à des fins de R&D
En application de l’article R. 2322-7 du code de la commande publique, l’acheteur peut également conclure des marchés de gré à gré concernant des produits fabriqués uniquement à des fins de recherche et de développement, mais à l’exception de la production en quantités visant à établir la viabilité commerciale du produit ou à amortir les frais de recherche et de développement.
À la lecture de ces dispositions, le régime dérogatoire de la passation de ce type de marchés réside dans le fait qu’ils s’inscrivent dans un cadre de R&D.
Cependant, on comprend que dès lors que l’achat sort de ce cadre et tend vers une phase d’industrialisation (production en quantités), l’acheteur ne peut plus se prévaloir de ces dispositions.
On retrouve donc ici la ligne de partage entre les activités s’inscrivant dans la R&D et celles relatives au développement opérationnel, industriel, voire commercial, d’une solution.
De plus, si les produits en cause ne sont pas uniquement fabriqués à des fins de R&D mais relèvent à l’inverse de produits courants, alors l’acheteur ne peut pas s’inscrire dans cette dérogation.
Le marché portant sur des tâches scientifiques ou techniques
L’acheteur peut également passer de gré à gré, sur le fondement de l’article R. 2322-15 du code de la commande publique, un marché remplissant les conditions suivantes :
– le marché a pour objet des fournitures ou des services (les travaux sont donc expressément exclus) ;
– la valeur estimée du marché est inférieure au seuil de procédure formalisée ;
– les fournitures et services sont nécessaires à l’exécution de tâches scientifiques ou techniques qui n’ont pas d’objectif de rentabilité et qui sont spécialisées dans le domaine de la recherche, du développement, de l’étude ou de l’expérimentation ;
– les fournitures et services en cause ne doivent pas être des prestations de fonctionnement courant du service en question.
Autrement dit, le marché devra impérativement sortir du cadre des fournitures et services courants de l’acheteur et s’inscrire strictement dans un cadre expérimental.
Le marché innovant en matière de défense ou de sécurité
Le décret n° 2024-1251 du 30 décembre 2024 a instauré un dispositif de marché innovant spécifiquement en matière de défense et de sécurité, mais avec un seuil relevé à 300 000 euros HT, contre 100 000 euros HT pour les achats classiques.
Notons, que l’article R. 2322-14 du code de la commande publique prévoyait déjà la possibilité pour l’acheteur de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables pour répondre à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 100 000 euros hors taxes[7]. Et cela indépendamment du caractère innovant ou non des prestations en cause.
L’article R. 2322-16 du code de la commande publique prévoit donc que l’acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables portant sur des travaux, fournitures ou services innovants et répondant à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 300 000 euros hors taxes.
Il s’agit ici d’acquérir une solution innovante « sur étagère », en ce qu’elle ne doit pas nécessiter de la R&D pour répondre au besoin de l’acheteur.
Quant au caractère innovant des prestations, il s’apprécie dans les conditions de l’article L. 2172-3 du code de la commande publique[8].
À cette fin, pour apprécier ce caractère innovant, l’acheteur peut mobiliser des outils comme la méthode du faisceau d’indices développée par l’Observatoire économique de la commande publique.
Enfin, classiquement, l’acheteur doit veiller à choisir une offre pertinente, à faire une bonne utilisation des deniers publics et à ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre au besoin.
Le marché de défense ou de sécurité attribué à un opérateur déterminé
En vertu de l’article R. 2322-5 du code de la commande publique, l’acheteur peut passer un marché, sans publicité ni mise en concurrence préalables, lorsque le marché ne peut être confié qu’à un opérateur économique déterminé pour des raisons tenant à la protection de droits d’exclusivité, ou pour des raisons techniques.
Cette dérogation rejoint celle prévue à l’article R. 2122-3 du code de la commande publique s’agissant des marchés classiques aux termes de laquelle l’acheteur peut passer un marché de gré à gré avec un opérateur déterminé pour des raisons techniques, artistiques ou de droits d’exclusivité.
L’article R. 2322-5 donne plusieurs « exemples » de ces raisons parmi lesquelles des exigences spécifiques d’interopérabilité ou la nécessité de recourir à un savoir-faire, un outillage ou des moyens spécifiques dont ne dispose qu’un seul opérateur.
Cette dérogation ne porte pas spécifiquement sur des solutions innovantes mais elle peut naturellement être mobilisée dans ce cadre.
Elle reste néanmoins encadrée et appréciée strictement par les juridictions, l’acheteur public devant démontrer à la fois :
– l’existence de raisons techniques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité doit justifier le recours à cet opérateur économique en particulier ;
– l’opérateur économique déterminé doit être le seul qui puisse fournir la prestation en cause.
Le partenariat d’innovation en matière de défense ou de sécurité
Sans doute le véhicule contractuel le plus abouti en matière d’innovation, le partenariat d’innovation permet d’associer l’acheteur et un ou plusieurs partenaires dans un projet de recherche, de développement et d’acquisition d’une solution innovante[9].
Plus précisément, le partenariat d’innovation a pour objet la R&D de produits, services ou travaux innovants ainsi que l’acquisition ultérieure des produits, services ou travaux en résultant et qui répondent à un besoin ne pouvant être satisfait par l’acquisition de produits, services ou travaux déjà disponibles sur le marché.
Les dispositions de droit commun en la matière s’appliquent à ceux conclus en matière de défense ou de sécurité.
[1] Par exemple : Cour des comptes, Rapport public annuel 2021, Tome II, L’innovation de défense, un outil d’indépendance stratégique et économique à renforcer ; Office Parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Rapport déposé le 9 mai 2023, Les lois de programmation militaire et l’innovation
[2] Loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025.
[3] En l’occurrence, le partenariat d’innovation.
[4] Voir en ce sens : CE 4 février 2021, Ministre des Armées, n° 445396.
[5] En vertu de l’article L. 2512-5 du Code de la commande publique, la R&D recoupe « l’ensemble des activités relevant de la recherche fondamentale, de la recherche appliquée et du développement expérimental, y compris la réalisation de démonstrateurs technologiques et à l’exception de la réalisation et de la qualification de prototypes de préproduction, de l’outillage et de l’ingénierie industrielle, de la conception industrielle et de la fabrication. (…) ».
[6] Article L. 2512-5 du code de la commande publique.
[7] Ou pour les lots dont le montant est inférieur à 80 000 euros hors taxes et qui remplissent les conditions prévues au b du 2° de l’article R. 2323-1.
[8] « Sont considérés comme innovants les travaux, fournitures ou services nouveaux ou sensiblement améliorés. Le caractère innovant peut consister dans la mise en œuvre de nouveaux procédés de production ou de construction, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures de l’entreprise. Sont considérés comme innovants tous les travaux, les fournitures ou les services proposés par les jeunes entreprises définies à l’article 44 sexies-0 A du code général des impôts. »
[9] Articles R. 2372-17 et suivants.