La dématérialisation des marchés publics, où en est-on ? L’exemple de la Ville de Paris

La réforme des CCAG, un art de l'exécution

Eric SpitzPierre-Éric Spitz
Avocat au barreau de Paris
Earth Avocats
Ancien directeur des affaires juridiques de la Ville de Paris

 

  1. Quelles sont la situation réglementaire et les échéances à venir ?

La directive européenne 2014/24 du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics est fortement marquée par le souci de faire avancer la dématérialisation des marchés. Son paragraphe 52 rappelle que : « Les moyens électroniques d’information et de communication permettent de simplifier considérablement la publicité des marchés publics et de rendre les procédures de passation de marché plus efficaces et transparentes. Ils devraient devenir les moyens de communication et d’échange d’informations usuels dans les procédures de passation de marchés… À cet effet, il faudrait que soient obligatoires la transmission des avis et la mise à disposition des documents de marché par voie électronique et, à l’issue d’une période transitoire de trente mois, la communication totalement électronique, c’est-à-dire la communication par des moyens électroniques à tous les stades de la procédure, notamment la transmission des demandes de participation, et en particulier la transmission des offres (soumission électronique). »

Le décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics reprend ces objectifs au chapitre IV qui inaugure les règles générales de passation dans une section détaillée intitulée Dématérialisation des procédures. Les acheteurs publics sont mobilisés puisqu’ils savent qu’à compter du 1er octobre 2018, ils devront dématérialiser tous les documents de la consultation. Jusqu’à cette date, les acheteurs ne sont tenus de dématérialiser que les procédures au-dessus des seuils de procédures formalisées et les marchés de l’État, des collectivités publiques et de leurs établissements publics qui dépassent 90 K€. Ils savent aussi que s’ils peuvent échanger et communiquer électroniquement dans le cadre des procédures de passation dès maintenant, ils seront obligés de le faire au 1er octobre 2018, comme l’énonce l’article 41 du décret du 25 mars. Certes, cet article énonce des dérogations à cette obligation lorsque la dématérialisation obligerait à acquérir des outils hors de proportion avec le marché ou serait techniquement impossible, mais l’idée est bien de généraliser pour tous les acheteurs publics une obligation de dématérialisation des procédures de passation dont Bercy a fait un objectif très allant après que le ministère a lancé, dès juillet 2015, son plan de dématérialisation des marchés publics.

2. Comment cet objectif a-t-il été accueilli ?

Ce plan, conçu autour de trois axes, simplicité, lisibilité et exemplarité, a été accueilli favorablement au regard du nombre de contributions reçues et de propositions qui ont pu se dégager lors de la concertation.

Rendre obligatoire la dématérialisation de l’ensemble de la procédure de passation des marchés publics (AAPC, DCE, remise des candidatures et des offres et questions/réponses) de plus de 20 000 € HT dès octobre 2018, tout en évitant les rematérialisations en cours ou en fin de procédure.

Encourager la mutualisation du profil acheteur et élargir les services rendus, comme cela a été réalisé au niveau de l’Ile-de-France avec la plateforme « Maximilien ».

Imposer les fonctionnalités minimales des profils d’acheteurs.

Simplifier les rubriques obligatoires des avis de publicité et systématiser les avis d’attribution.

Créer des formulaires nationaux électroniques généralisés et standardisés. On sait que cette proposition s’est traduite, dans le décret du 25 mars 2016, sous la forme du document unique de marché (DUM).

Généraliser la réponse électronique aux marchés avec le Siret, ce qui permet de mettre en œuvre le principe « dites-le nous une fois » qui impose à l’administration de ne pas redemander une information qu’elle détient déjà.

Développer l’usage des certificats d’identification/authentification et de signature électronique et adapter et proportionner le niveau de sécurité de ces certificats aux besoins de la commande publique.

Adopter des mesures de simplification tendant à diminuer la charge administrative des entreprises.

Renforcer l’efficience de la commande publique en publiant les données relatives aux marchés publics.

Enfin mettre en place un archivage sûr.

Comme le souligne Bercy dans sa note sur le plan national de dématérialisation des marchés publics, plus de dix ans après son lancement, le bilan de la dématérialisation reste mitigé : l’observatoire économique de l’achat public (OEAP) dénombre pour le recensement 2013 moins de 15% des procédures ayant fait l’objet d’au moins une offre dématérialisée, ce qui signifie que moins de 5% des marchés sont dématérialisés au-delà de la seule publicité. Et pourtant l’administration numérique progresse, puisque dans leurs relations avec l’administration, 60% des particuliers et 96% des entreprises en France utilisent internet contre 41% et 88% dans le reste de l’Union européenne.

3. En tant qu’ancien directeur des affaires juridiques de la Ville de Paris, qu’en est-il de son processus de dématérialisation ?

Je peux témoigner de la vigoureuse impulsion donnée à la professionnalisation des achats dans la plus grande collectivité de France qui a pris la forme de la création de la Direction des achats en 2009 et de la mise en place d’un logiciel libre d’élaboration et de passation des marchés (EPM) dont la maîtrise d’ouvrage a été assurée par la Direction des affaires juridiques et la maîtrise d’œuvre par la Direction des systèmes et techniques informatiques (DSTI), avec le concours d’un prestataire extérieur ATEXO. EPM est un « work flow » qui assure le suivi de l’élaboration d’un marché à partir de la formulation des besoins jusqu’à son attribution et qui est la plateforme de publication des AAPC, de la mise à disposition des documents, de la réception des candidatures et des offres, des questions et des réponses, de gestion de la commission des appels d’offres etc.

Ces deux événements ont incontestablement donné un élan à la dématérialisation à la Ville de Paris qui a parcouru un chemin important qui doit la mener sans encombre au 1er octobre 2018.

4. Où en est-on ? Quels sont les moyens mis en place ?

S’agissant en premier lieu de la procédure de passation des marchés, tous les avis d’appel public à la concurrence sont dématérialisés pour les procédures au-delà de 25 000 €. De même tous les documents de la consultation (DCE) sont mis en ligne et la Ville de Paris ne fait plus face, à quelques exceptions près, à des demandes de DCE papier. Globalement, les entreprises téléchargent les documents de la consultation. Certes il y a encore de petites associations, dans le domaine culturel ou social, candidates à des marchés, qui demandent encore les versions papier au prétexte qu’elles n’auraient pas accès à internet ! C’est douteux, mais on peut comprendre qu’elles veuillent économiser le papier au moment de l’impression des documents mis en ligne.

Il est important de souligner que pour en arriver à un tel niveau de dématérialisation, il faut coupler cet effort à celui d’une réorganisation des services. On ne peut pas dématérialiser les marchés dans une collectivité locale de grande taille sans l’accompagner d’un projet d’organisation administrative. À Paris, il a fallu que la Direction des finances et des achats (DFA) concentre et passe la plupart des marchés au-delà de 90 K€ et qu’elle passe également 90% des marchés qui sont au-delà du seuil de 210 K€.

S’agissant des réponses des entreprises soumissionnaires, la DFA n’impose pas encore la réponse par voie électronique et laisse la possibilité de répondre par papier. Les réponses par voie électronique se font sur la plateforme Maximilien, (plateforme au niveau régional) sur laquelle la Ville a basculé. La création d’un portail commun des marchés publics franciliens, sous forme d’un GIP, rassemblant annonces de marchés, plateforme de dématérialisation et mise en réseau d’acheteurs publics est apparue comme la solution permettant une dématérialisation complète de la chaîne d’achat indispensable pour optimiser la commande publique.

La réponse électronique n’étant pas imposée par la ville, la sous-direction des achats de la Ville reçoit électroniquement environ 35% de réponses pour tous marchés et procédures confondus au-delà de 25 000 €. Ce taux a connu une forte progression puisqu’il n’était que de 25% en 2014. La Ville constate d’ailleurs que de petits artisans qui ont de la difficulté à répondre par voie électronique se font aider par la confédération des artisans et petites entreprises du bâtiment (CAPEB) qui fait un gros travail d’aide et de formation pour permettre aux petites entreprises d’accéder à la commande publique.

Par ailleurs, toutes les questions et réponses des soumissionnaires aux marchés de la Ville se font aussi par voie électronique et il en va de même pour les questions du pouvoir adjudicateur lorsqu’il fait des demandes de précisions ou pose des questions sur les offres anormalement basses ou procède à des mises au point. Ces questions entre le pouvoir adjudicateur et les entreprises circulent sur la plateforme de dématérialisation Maximilien. Elle vaut tiers de confiance au sens du décret n°2011-144 du 2 février 2011 relatif à l’envoi d’une lettre recommandée par courrier électronique. On sait que pour être juridiquement valide, l’envoi d’une lettre recommandée électronique doit satisfaire plusieurs conditions, le tiers chargé de l’acheminement doit garantir l’identité du destinataire et de l’expéditeur ; il doit conserver pendant un an les informations ; et les dates d’expédition et de réception doivent être garanties et vérifiables.

En revanche, la Ville souligne que cela ne vaut pas pour les échanges qui se déroulent sur outlook et exerce sa vigilance pour que cela ne se produise pas.

5. Reste-t-il des difficultés à régler ?

Reste la question de la signature électronique qui posait un réel problème pour attester de l’engagement des candidats, de leurs offres et du marché qui leur est éventuellement attribué. En conséquence, le décret du 25 mars 2016 ne comporte plus de disposition en matière de signature des candidatures et des offres pour l’ensemble des procédures de passation des marchés publics. Comme le précise une réponse du ministre de l’Économie, de l’industrie et du numérique, en date du 16 juin 2016 (JO Sénat p. 269) : « Désormais, les candidatures et les offres des opérateurs économiques n’ont pas à être signées manuscritement, ni même électroniquement. En revanche, le marché public en tant que contrat formalisant l’engagement des parties, doit être signé. Les articles 101, 102 et 104 du décret font d’ailleurs référence à la signature du marché public et précisent que le marché public peut être signé électroniquement, selon les modalités fixées par un arrêté du ministre chargé de l’économie. »

Grâce à cette nouvelle règle, la Ville de Paris peut mener toute la procédure d’attribution sans exiger de signature électronique des candidatures et des offres, mais se trouve quand même dans la nécessité de rematérialiser l’acte d’engagement pour que le pouvoir adjudicateur signe le marché. Un certain nombre de problèmes subsistent aujourd’hui auxquels la Ville de Paris est en train de réfléchir.

En premier lieu, comme on vient de le souligner, la question de la signature électronique par le pouvoir adjudicateur qui obligerait la Ville à acheter des dispositifs de signature dont le coût est non négligeable. Mais elle se rend bien compte qu’elle ne pourra pas en rester là, alors que les soumissionnaires se dotent de dispositifs pour signer le marché attribué.

En second lieu, il faut souligner que les procès-verbaux de la commission d’appel d’offres de la Ville sont toujours signés manuscritement en fin de séance, alors que tout le processus d’envoi des convocations et des rapports d’attribution sont envoyés électroniquement aux membres et que ceux-ci siègent à la CAO avec pour seul dispositif un ordinateur sur lequel ils ont reçu les documents qui leur permettent de débattre.

En troisième lieu, il reste à engager la dématérialisation des marchés attribués pour envoi au contrôle de légalité. Ceci est une vraie question pendante, puisque pour le moment l’acte d’engagement papier plus les autres pièces sur CDrom sont envoyés deux fois par semaine par porteur jusqu’à la préfecture de région.

Pourtant, le contrôle de légalité est prêt avec son programme d’aide au contrôle de légalité dématérialisé (ACTES) qui permet une diminution des tâches matérielles avec une économie de papier, de stockage et de temps, un meilleur service rendu par les préfectures dans de bonnes conditions de rapidité et de traçabilité des transmissions.

Mais pour résoudre cette question, la Ville de Paris devra ou bien interfacer son système EPM avec le logiciel ACTES et commander des développements informatiques complexes et coûteux, ou bien passer par son système d’envoi des délibérations du conseil municipal au contrôle de légalité.

Reste le problème de l’archivage électronique. Dès lors que la Ville ne dispose pas d’un original électronique, elle continue d’archiver en papier. La solution de ce problème passe donc par la possibilité de se doter d’un système de signature électronique.

En résumé, la Ville de Paris remplit par avance les objectifs qui sont assignés aux acheteurs publics au 1er octobre 2018. Elle souhaite évidemment imposer à ses fournisseurs de répondre par voie dématérialisée mais tant qu’elle ne pourra pas signer électroniquement le marché, on comprend qu’elle ne veuille pas imposer des règles qu’elle ne s’impose pas à elle-même. Elle souhaite évidemment pouvoir faire l’envoi des marchés au contrôle de légalité par voie dématérialisée, mais elle doit arbitrer sur les techniques et le budget nécessaire pour le faire.

Enfin, la Ville qui s’est lancée déjà dans un grand programme d’open data devra faire face à ses obligations de mise en ligne des données essentielles du marché public exigées par l’article 107 du décret du 25 mars 2016.

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