Tendances jurisprudentielles de la commande publique

La réforme des CCAG, un art de l'exécution

Rémy Schwartz
Conseiller d’État
Professeur associé à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

La jurisprudence des derniers mois dans le domaine de la commande publique est, selon nous, marquante à deux titres principalement.

Tout d’abord, le juge administratif est devenu un acteur complémentaire à l’Autorité de la concurrence pour réprimer les atteintes à la concurrence. L’Autorité, par ses enquêtes et ses investigations, est seule à même de révéler les ententes dont sont victimes les personnes publiques. Elle sanctionne lourdement par des amendes les entreprises coupables dans l’intérêt de la société. Les personnes publiques victimes de ces ententes peuvent alors se tourner vers le juge administratif sur un terrain quasi-délictuel pour obtenir la réparation de leur préjudice.

Elles peuvent opter aussi pour un recours en annulation du contrat, entaché d’un vice de consentement, pour obtenir le remboursement des sommes payées au delà de leur « enrichissement ».

Le Conseil d’État a été amené une fois encore le 27 avril 2021 ( CE, req. n°440348) à confirmer sur le terrain quasi-délictuel une indemnisation du préjudice subi par une personne publique à raison d’une entente. Il a validé le choix des juges du fond pour évaluer le surcoût payé par la personne publique et condamner à hauteur le cocontractant, de comparer le taux de marge de l’entreprise pendant la durée de l’entente et après la fin de celle-ci.

Ce choix n’est pas unique. Le Conseil d’État avait précédemment validé une autre méthode d’évaluation du préjudice, fondée sur une estimation du prix réel du marché (CE 27 mars 2020, req. n°420491). Rappelons que la responsabilité quasi-délictuelle de tous les membres de l’entente peut être engagée et pas seulement celle du cocontractant ( CE 12 octobre 2020, req. n°432981).

Ensuite, la jurisprudence récente montre que les voies de recours nouvelles ouvertes par le juge administratif en matière contractuelle restent secondaires par rapport à l’action indemnitaire.

En 2007, le Conseil d’État a ouvert un recours en annulation du contrat aux concurrents évincés. En 2014, cette action a été étendue à tous les autres tiers justifiant d’un intérêt suffisamment lésé. Mais ces  tiers, autres que les concurrents évincés ou que le préfet et les membres des assemblées délibérantes qui défendent des intérêts généraux, ont peine à trouver leur voie.

Ainsi les organisations professionnelles ne justifient pas d’un intérêt à contester un contrat de commande publique en particulier : un ordre régional des architectes ne justifie pas d’un intérêt pour contester la validité d’un marché de conception-réalisation (CE 3 juin 2020, req. n°426932) et le conseil national des barreaux ne justifie pas d’un intérêt particulier pour contester la validité d’un marché d’assistance à maîtrise d’ouvrage, même si le marché est susceptible de confier la réalisation d’actes juridiques (CE 20 juillet 2021, req. n°443336). Quant au contribuable local, il ne peut agir que si le contrat a des conséquences significatives sur les finances ou le patrimoine de la personne publique (CE 27 mars 2020, req. n°426291).

Le recours du cocontractant pour contester la validité de la résiliation du contrat, ouvert en 2010, a surtout un intérêt pour le référé-suspension qu’il permet d’introduire. En effet, il n’y a plus lieu pour le juge d’ordonner le reprise des relations contractuelles si le terme normal du contrat est arrivé (CE 27 février 2019, req. n°414114).

Et pour pouvoir obtenir la suspension de la mesure de résiliation, ainsi que la reprise provisoire des relations contractuelles, il faut pouvoir justifier de l’urgence. Elle n’est établie que si la situation financière du cocontractant est profondément compromise et ce n’est le cas que lorsque ses ressources proviennent pour l’essentiel de l’exécution du contrat (CE 27 juin 2015, req. n°388433).

Cette suspension n’est donc possible que très exceptionnellement, dans le cas des contrats de commande publique. Elle est plus ouverte dans les hypothèses de contrat d’occupation domaniale par une entreprise exerçant une activité unique.

Cette jurisprudence montre que l’élargissement du recours du contractant à toutes les mesures d’exécution du contrat, demandé par un courant de la doctrine, n’offre pas, en réalité, de perspectives. 

Un tel élargissement du recours du cocontractant contre de simples mesures d’exécution n’aurait d’intérêt que s’il pouvait prospérer avant le terme du contrat. Seul le référé-suspension pourrait alors répondre aux attentes. Mais celui-ci est subordonné à la condition de l’urgence qui ne pourrait être qu’exceptionnellement satisfaite, compte tenu de la nature des mesures d’exécution du contrat.

Il ne faut donc pas attendre du juge qu’il ouvre plus encore ce recours des cocontractants, d’autant plus que la priorité est d’élargir les modes de règlement alternatif des litiges et non d’ouvrir de nouvelles voies de recours contentieux.