Marchés publics : nouveaux éclairages sur l’avis du 15 septembre 2022 du Conseil d’État

La réforme des CCAG, un art de l'exécution

Kévin HOLTERBACH
Responsable de mission
Avocat spécialiste en droit public
Qualification spécifique en droit des contrats publics

Que pensez-vous de l’avis rendu par le Conseil d’État le 15 septembre 2022 ?

Kévin HOLTERBACH : Cet avis a l’avantage de clarifier, voire de rectifier un certain nombre de points de la circulaire du 30 mars 2022, notamment, évidemment, s’agissant de la possibilité de procéder à une modification d’un contrat de la commande publique portant uniquement sur le prix ou les tarifs sans aucune modification des caractéristiques et des conditions d’exécution des prestations (dite modification « sèche » du prix ou des tarifs), qui n’était pas tenable sur le long cours au regard de la réalité de la jurisprudence sur le sujet (cf. CE 20 décembre 2017, Société Area Impianti, n° 408562 ou encore, pour un exemple récent – cf. CAA de Douai, 26 avril 2022, n° 20DA01405).

Cet avis a également le mérite de trancher, très clairement, la question qui restait en suspens sur la nature juridique de l’indemnité d’imprévision : historiquement extracontractuelle, le Conseil d’État était soudainement passé à un régime de nature contractuelle (cf. CE, 28/07/2011, n° 332256 ; puis CE, 11/07/2014, n° 359980, mentionnée aux Tables). Bien que le Conseil d’État ait fait machine arrière, par sa décision Société Alliance (cf. CE,  21/10/2019, n° 419155, mentionnée aux Tables), de nombreuses juridictions étaient restées sur ce régime de responsabilité contractuelle sans faute (voir, par exemple, CAA Nancy, 6 juillet 2021, n° 19NC03035 ; CAA Versailles, 22 avril 2021, n° 18VE04192 ; CAA Bordeaux, 12 novembre 2020, n° 18BX02374).

Le Conseil d’État réaffirme donc avec force la nature extra contractuelle de l’indemnité d’imprévision. Et ce débat, qui pourrait paraître purement doctrinal, a des conséquences pratiques très importantes.

  • D’une part, le Conseil d’État en tire la conclusion que la convention ou la décision octroyant une telle indemnité n’est pas une modification du marché ou de la concession, de sorte qu’elles ne sont pas soumises au respect des règles et limites fixées par le code de la commande publique, applicables aux modifications des contrats. Cela signifie très concrètement que le seuil de 50% du montant du contrat initial, fixé en cas de circonstances imprévues (cf. art. R. 2194-3 et R. 2194-5 pour les marchés publics ; R. 3135-3 et R. 3135-5 pour les contrats de concession) ne s’applique pas aux pouvoirs adjudicateurs, dans la définition du montant de l’indemnisation pour imprévision.
  • D’autre part, procéduralement, cela signifie également que le montant de l’indemnité pour imprévision sort du champ de la théorie de l’unicité du décompte : l’indemnité n’a pas a être intégrée au projet de décompte final du titulaire du marché de travaux, et peut même être sollicitée « après notification du décompte général et définitif ».

Il s’agit toutefois d’un avis « touffu », extrêmement technique, assez loin de la « boîte à outils » pratico-pratique espérée par les petites collectivités territoriales, ou les TPE/PME titulaires de marchés publics ou de contrats de concession, confrontées à ces sujets. Ainsi, par exemple, l’avis ne donne pas de définition claire de la notion centrale de « bouleversement de l’économie du contrat », ou de la période à prendre en compte pour caractériser un tel bouleversement.

À cet égard, la fiche technique de la DAJ est un complément utile, notamment en ce qu’elle fixe la liste des documents et renseignements devant être fournis par le titulaire du contrat pour démontrer la réalité et l’étendue des surcoûts supportés (cf. fiche technique p. 8 et 9).

Règle-t-il la problématique de la hausse des prix ? Et consacre-t-il la fin du principe d’intangibilité  du prix ?

Kévin HOLTERBACH : L’avis est plutôt libéral, en ce qu’il

  • insiste sur la notion de liberté contractuelle,
  • autorise, tant que les conditions fixées par le code de la commande publique sont remplies, la modification « sèche » des prix, des tarifs, de leurs modalités de détermination et/ou de leur(s) évolution(s),
  • admet le recours à l’hypothèse de modification de faibles montants (articles R2194-8 à R2194-9 du code de la commande publique pour les marchés ; articles R3135-8 à R3135-9 pour les concessions) pour compenser les pertes du titulaire qui étaient imprévisibles ou difficilement prévisibles, mais pas suffisamment importantes pour être qualifiées de bouleversement de l’économie du contrat (sans pour autant autoriser, évidemment, les libéralités).

Il ne règle donc pas la problématique, car le travail doit être fait contrat par contrat, par les acheteurs publics et à plus forte raison encore par les titulaires de contrats, mais il devrait permettre de faciliter et de fluidifier les discussions, pour éviter des situations extrêmes du type « Vert-Marine ».

À mon sens, l’avis ne consacre pas la fin du principe d’intangibilité du prix, qui doit être entendu comme l’impossibilité, pour une partie, d’imposer à l’autre une modification du prix. Bien au contraire, l’avis réaffirme que ces modifications des clauses financières sont d’une nature nécessairement contractuelle, l’autorité contractante n’étant « en aucun cas contrainte d’en prendre l’initiative ou de les accepter ».

L’avis met par contre fin à une position, plus dogmatique que juridique, et qui a été celle du gouvernement jusqu’alors, consistant à considérer que les éléments financiers du contrat échappaient aux parties, une fois le contrat signé. Les parties retrouvent donc la main sur ce point, dans la limite des règles fixées par le code de la commande publique : c’est évidemment une bonne chose, car la circulaire du 30 mars 2022 avait rendu la tâche compliquée aux titulaires de contrats en quête de renégociations.

Sa mise en œuvre vous semble-t-elle facile et rapide ? Adaptée à tous les acheteurs publics ?

Kévin HOLTERBACH : Facile et adaptée à tous les acheteurs publics… non, car comme exposé ci-avant, l’avis reste très technique, avec certaines zones de flou. Les « petites » collectivités auront donc peut-être du mal à analyser la pertinence des preuves et pièces financières produites par les titulaires de marché souhaitant renégocier leurs clauses financières.

Rapide… tout dépendra de la bonne foi des parties. S’agissant de l’imprévision, elle doit l’être, puisque, comme le rappelle le Conseil d’État, cette indemnité poursuit pour seul objectif de permettre une exécution ininterrompue du contrat. Elle doit donc intervenir rapidement, à compter de l’apparition des difficultés du titulaire, ce qui est facilité par le fait que, comme le rappelle la circulaire de mars 2022, un versement provisionnel est tout à fait possible, quitte à prévoir (ce que nous recommandons chaudement), dans la convention prévoyant l’indemnité, des mécanismes de revoyure et de remboursement du trop-versé, au regard de la réalité des difficultés subies par le titulaire.

Selon vous, le Conseil d’État s’est-il montré « trop » ou « pas assez » à la hauteur des enjeux ?

Kévin HOLTERBACH : J’ai le sentiment que l’avis va dans le bon sens, en étant plus pragmatique, proche des réalités terrains et moins dogmatique que la circulaire de mars 2022. En cela, il devrait faciliter les renégociations de contrats et/ou le versement d’indemnités d’imprévision (l’avis précisant d’ailleurs que le cumul des deux solutions est possible).