Délai de recours = Tarn-et-Garonne x Czabaj – Legros

Parole expert

Éric Landot
Avocat
Cabinet Landot & associés

Un recours dit Tarn-et-Garonne, exercé par un tiers contre un contrat public, ne pourra être engagé que dans un délai de deux mois. Ce délai court à compter de mesures de publicité qui varient selon les cas.

Appliquant la jurisprudence Czabaj, le Conseil d’État avait le 19 juillet 2023 estimé que faute pour ces mesures de publicité d’être correctement accomplies, s’appliquait à défaut un délai indicatif d’un an pour attaquer le contrat via un tel recours Tarn-et-Garonne.

Sauf que, pour la CAA de Paris, et ce à l’aune de la jurisprudence Legros de la CEDH, cette révolution opérée par la jurisprudence Seateam aviation en 2023 était trop brutale. Cette cour a donc, le 27 janvier 2025, prévu donc des assouplissements transitoires de cette jurisprudence Seateam aviation. Et ce mode d’emploi devrait agréer au Conseil d’État, puisque celui-ci, le 2 octobre 2025, a conduit un raisonnement tout à fait similaire et transposable au droit des contrats.

I. Un délai de deux mois de recours, par défaut (jurisprudence Tarn-et-Garonne)

Le recours en contestation de la validité du contrat ouvert aux tiers au contrat, est enfermé dans un délai de deux mois.

Ce délai court, pour :

Reste à savoir ce que sont les mesures de publicité suffisantes à ce stade. Avec une jurisprudence assez souple à ce stade (voir par exemple CE, 3 juin 2020, Centre hospitalier d’Avignon et Société hospitalière d’assurances mutuelles (SHAM), n°s 428845 428847, T. p. 842).

À tout le moins, le juge pose-t-il que ce délai de « deux mois ne peut commencer à courir que si ces mesures indiquent au moins l’objet du contrat et l’identité des parties contractantes ainsi que les coordonnées, postales ou électroniques, du service auprès duquel le contrat peut être consulté » (CE, 19 juill. 2023, Société Seateam aviation, n° 465308, Mentionné aux Tables).

II. Un aménagement de ce délai faute pour les mesures de publicité requises d’être correctement accomplies (application en ce domaine de la jurisprudence Czabaj).

Oui, mais que se passe-t-il si cette publicité n’a pas eu lieu ? À cette question, le Conseil d’État n’a pas eu à chercher bien loin une solution : il a étendu à ces types de contentieux sa jurisprudence Czabaj.

Rappelons qu’en vertu de cette jurisprudence : « Le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance. En une telle hypothèse, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable. En règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance. »

Schématiquement, si un acte individuel a été mal notifié, ou non notifié en termes de voies et délais de recours (au sens de l’article R. 421-5 du CJA, mais aussi pour ce qui est des accusés de réception des articles L. 112-3 et R. 112-5 du CRPA), le requérant aura un délai raisonnable (un an en général, modulable au cas par cas par le juge) pour attaquer cet acte à compter du moment où il en a connaissance. Chacun aura sur ce point reconnu la célébrissime décision M. Czabaj  du Conseil d’État (13 juillet 2016, n°387763).

Par l’arrêt précité CE, 19 juill. 2023, Société Seateam aviation, req. n° 465308, Mentionné aux Tables… le Conseil d’État a ainsi appliqué la jurisprudence Czabaj (CE, Ass., 13 juillet 2016, Czabaj, req. n°387763, Publié au recueil Lebon) au recours en contestation de la validité du contrat par les tiers, et a précisé que le délai raisonnable d’un an commence à courir « à compter de la date à laquelle il est établi que le requérant a eu connaissance, par une publicité incomplète ou par tout autre moyen, de la conclusion du contrat, c’est-à-dire de son objet et des parties contractantes ».

Le Conseil d’État avait donc le 19 juillet 2023 estimé que faute pour ces mesures de publicité d’être correctement accomplies, s’appliquait à défaut un délai indicatif d’un an pour attaquer le contrat via un tel recours Tarn-et-Garonne.

III. Non application cependant de cette modulation tirée de l’arrêt Czabaj aux recours Tarn-et-Garonne qui pouvaient être déposés au moment de la lecture de l’arrêt Seateam aviation (application donc de la jurisprudence Legros)

Donc, cette jurisprudence Seateam aviation en 2023 prévoyait, en cas d’insuffisances quant aux mesures de publicité sur le contrat, un délai indicatif d’un an en lieu et place du délai de recours de deux mois, délai indicatif d’un an correspondant à une extension du champ d’application de la jurisprudence Czabaj précitée.

Il fallait toutefois prendre en compte le fait que cette jurisprudence Czabaj n’a été validée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) que sous la réserve des affaires en cours au moment de l’arrêt Czabaj lui-même : cette cour a en effet estimé que l’immédiateté est contraire à l’article 6 § 1 de la CEDH, et donc au droit un procès équitable. L’arrêt Czabaj, rendu par le juge français au nom de la sécurité juridique, par la soudaineté du revirement de jurisprudence qu’il constituait, portait lui-même atteinte à la sécurité juridique, du moins pour les recours qui eussent pu être déposés avant cet arrêt. Ce qui était conceptuellement et pratiquement, pour le juge national, un magnifique et imprévu tête-à-queue.

Autrement posé, par son arrêt Legros et autres c/ France en date du 9 novembre 2023 (req n° 72173/17), la CEDH a jugé que l’application immédiate de la jurisprudence Czabaj aux affaires en cours était contraire au droit à un procès équitable garanti par l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Donc ce délai d’un an pouvait ne pas s’appliquer si le délai de recours était, schématiquement, perturbé par la lecture de l’arrêt Czabaj, peu avant ou peu après 2016.

Si l’on combinait tout ceci avec une autre décision, judiciaire cette fois (Cass. plén., 8 mars 2024, n° 21-12.560 et n° 21-21.230 [2 esp.], au Bull.), on arrivait à la situation suivante :

La CAA de Paris est allée au bout de cette logique. Si en 2016 l’arrêt Czabaj était inconventionnel par son immédiateté, changeant les anticipations des potentiels justiciables en termes de délais de recours, alors il en allait de même en juillet 2023 avec l’arrêt Seateam Aviation précité, et donc le délai indicatif d’un an pour agir via un recours Tarn-et-Garonne doit être modulé, atténué, pour ceux qui ont découvert en 2023 cet arrêt Seateam Aviation.

Autrement formulé, pour la CAA de Paris, à l’aune de la jurisprudence Legros, cette révolution opérée par la jurisprudence Seateam Aviation en 2023 était trop brutale et « Si la jurisprudence issue de la décision du 13 juillet 2016 dite  » Czabaj  » du Conseil d’Etat, applicable initialement aux seules décisions individuelles expresses, a été progressivement étendue à d’autres catégories d’actes administratifs et à d’autres contentieux que le recours pour excès de pouvoir, son application aux recours en contestation de validité des contrats, caractérisés par un régime de délai de recours purement prétorien, ne peut être regardée comme une simple extension prévisible d’une jurisprudence constante. »

Il en résultait en l’espèce que la requête n’était pas tardive, quoique déposée plus d’un an après la signature du contrat, en l’état d’une absence de publicité. Ceci dit, le requérant a été débouté pour d’autres motifs [1].

CAA Paris, 27 janvier 2025, Société Pacific Mobile Telecom, n° 23PA04683, C+ Cette décision de la CAA de Paris serait-elle à relativiser en raison du fait que le Conseil d’État ne s’est pas encore prononcé en la matière ? Il nous semble qu’une réponse négative s’impose à cette question. En effet la Haute Assemblée vient elle-même de conduire exactement le même raisonnement dans un domaine tout à fait transposable En effet, le Conseil d’État vient d’étendre la solution de sa jurisprudence Czabaj aux actes non ou mal motivés. Plus précisément, ce délai indicatif d’un an va s’appliquer quand l’administration ne répond pas, ou pas complètement, à une demande de communication des motifs dans le délai de recours contentieux (art. L. 232-4 du CRPA). Cette nouvelle jurisprudence résulte d’un avis contentieux lu en octobre 2025 (Conseil d’État, 2 octobre 2025, n° 504677, au recueil Lebon). Et, faisant application de la jurisprudence Legros, précitée, le Conseil d’État, cette fois, a pris grand soin de réserver le cas des demandes de motifs antérieures à (ou faites le jour même de) la publication de cette décision du 2 octobre 2025 : le délai de recours Czabaj indicatif d’un an court, pour ces possibles requérants, à compter de la publication dudit avis contentieux. Alors que, bien évidemment, pour les autres requérants, ceux qui auront demandé les motifs de la décision leur faisant grief, ce délai de recours Czabaj sera d’un an à compter de la demande de communication des motifs

Le 2 octobre 2025, donc, instaurant une nouvelle jurisprudence en matière d’application de l’arrêt Czabaj, le Conseil d’État introduisait lui-même la nuance d’application dans le temps induite par l’arrêt Legros. Nul doute que cela valide le raisonnement, exactement identique, nuançant l’application dans le temps de l’arrêt Seateam Aviation, tel que conduit par la CAA de Paris.

Donc nous sommes passés successivement de délai de recours Tarn-et-Garonne (soit 2 mois) à délai de recours Tarn-et-Garonne x Czabaj (soit 2 mois ou parfois 1 an), puis à délai de recours Tarn-et-Garonne x Czabaj Legros (soit 2 mois, parfois 1 an), avec un sort particulier pour les affaires antérieures à l’arrêt Seateam Aviation.

À l’instar des mathématiques, tout cet ensemble frappe doublement l’esprit. Intellectuellement d’abord par sa logique. Et prosaïquement ensuite par la migraine qu’il ne peut que susciter. Mais l’apaisement ne pourra que suivre cette double frappe, tant cette jurisprudence semble maintenant complète et stabilisée. Pour quelques temps…

 

[1] Voir le commentaire fait par la Cour de sa propre décision : https://paris.cour-administrative-appel.fr/publications/lettres-de-jurisprudence/nouvelle-lettre-de-jurisprudence-de-la-cour-tous-les-arrets-marquants-de-janvier-a-mai-2025