Quelle responsabilité juridique de l’État pour les actes de vandalisme ?

La réforme des CCAG, un art de l'exécution

[vc_row][vc_column][vc_column_text]Puisque le gouvernement a fortement regretté que des actes de violence aient conduit, chaque samedi depuis plusieurs mois, à de nombreuses dégradations de biens et, notamment, à la mise à sac, à l’incendie et au pillage de plusieurs commerces de l’avenue des Champs-Élysées à Paris le 16 mars 2019, il devrait logiquement s’intéresser aussi au sort des victimes.

 

1. Certes, celles-ci pourraient d’abord se constituer partie civile dans les nombreux procès qui devraient suivre les arrestations des fauteurs de troubles.

Mais deux obstacles dirimants surgissent immédiatement.

Premièrement, le procès pénal est essentiellement personnel : comment relier un dommage précis à un manifestant cagoulé plus qu’à un autre ? Le lien entre la faute du prévenu et le préjudice de la victime doit être établi de façon directe et certaine : en l’espèce, il sera très difficile à démontrer. Deuxièmement, même si on y arrivait dans certains cas, on ne peut guère espérer une indemnisation à l’échelle des dégâts de la part des personnes poursuivies, dont l’insolvabilité chronique explique justement la présence à la manifestation. En pratique, il est donc à craindre que la voie pénale soit sans issue.

 

2. Mais il y en a une autre.

Le code de la sécurité intérieure prévoit que « l’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens » (article L 211-10).

Cela signifie que l’État est systématiquement responsable des violences commises par les manifestants, « sans faute », parce que les victimes n’ont pas besoin de prouver l’existence de fautes de l’État (lacunes ou bévues des forces de l’ordre) pour obtenir satisfaction. Cette responsabilité est donc automatique. Elle doit être engagée devant les juridictions administratives.

Deux observations, avant d’aller plus loin.

En premier lieu, qu’il ne faut pas confondre assurance et responsabilité. Lorsque les entreprises sont assurées[1], ce sont leurs assureurs qui pourront engager une action contre l’État lorsqu’ils auront dédommagé leurs clients sur la base des contrats d’assurance. Mais si les victimes ne sont pas ou pas suffisamment assurées (ce qui arrive souvent notamment aux PME), alors elles devront elles-mêmes se retourner contre l’État, en invoquant sa responsabilité sans faute.

En deuxième lieu, le régime de responsabilité sans faute prévu par le code de la sécurité intérieure suppose que les dégâts et dommages résultent d’infractions pénales, qu’il reviendra donc au juge administratif de qualifier, d’une façon assez originale par rapport à ses compétences habituelles. Ce faisant, le juge n’accordera pas le bénéfice de ce régime pour l’indemnisation les préjudices résultant de situations accidentelles – mouvements de foule, panique, etc.

En l’espèce, il est évident que les dommages sont infractionnels : la destruction intentionnelle de vitrines, l’incendie volontaire d’immeubles, le pillage et la dévastation des locaux commerciaux constituent des délits, voire des crimes[2].

Par suite, puisque le gouvernement semble avoir un peu de considération pour les victimes, l’État devrait accueillir leurs actions indemnitaires avec bienveillance, dès lors que la loi prévoit qu’il est responsable sans faute lorsqu’existe un lien entre les violences collectives et délibérées des manifestants et les dommages causés. Au demeurant, au Fouquet’s et dans quelques commerces voisins ravagés et pillés le 16 mars 2019, chacun conviendra sans trop de mal que ce lien est parfaitement établi et qu’il résulte d’infractions pénales.

 

3. Reste une subtilité, introduite par la jurisprudence administrative, qui n’en manque jamais pour tenter de sauvegarder les deniers publics.

Dans deux arrêts de 2016 et 2017[3] notamment, le Conseil d’État a décidé que deux situations devraient être distinguées dans les faits.

Premier cas : les violences ont un lien direct et exclusif avec la manifestation. Elles résultent seulement de manifestants rassemblés et non pas de casseurs qui auraient prémédité les actes dommageables et se seraient réunis à cette seule fin sur la voie publique. Si les attroupements ne tendent donc qu’à une expression collective de revendications, les dégâts qui en résultent seront considérés en jurisprudence comme des dérives infractionnelles de la manifestation dans son ensemble : l’État devra donc indemniser les victimes sur le fondement du régime légal de responsabilité sans faute précité.

Deuxième cas : les violences sont réputées au contraire ne pas avoir de lien avec la manifestation tout simplement parce qu’elles sont identifiées comme ne provenant que des fameux casseurs, que la jurisprudence s’efforce de bien distinguer des manifestants. À la différence des seconds, les premiers sont supposés ne s’être regroupés que pour semer la destruction et procéder à des pillages. Dans cette hypothèse, la juridiction administrative considère que les violences ne résultent pas de la manifestation elle-même et que, par suite, la responsabilité sans faute de l’État n’est pas engagée.

Au regard de cette délicate distinction,la difficulté vient de ce que depuis quelques mois, il est de plus en plus difficile de distinguer matériellement le premier cas du second, parce qu’il existe une grande proximité entre les manifestants (dits « Gilets jaunes ») et les casseurs, comme en attestent les soutiens massifs que reçoivent ces derniers, en ville et sur les réseaux sociaux. La violence est devenue intrinsèque aux revendications et attitudes des manifestants, qui les comprennent et les encouragent : nombre d’entre eux considèrent par exemple que la violence urbaine hebdomadaire est la réponse à celle du gouvernement qui ne lutte pas contre la pauvreté, etc. De sorte que la préméditation des actes de vandalisme devient intrinsèque à la manifestation elle-même, qui en facilite la commission, qui y participe très largement, puis s’en réjouit.

 

4. Dans ce contexte nouveau, l’État va devoir faire un choix, car la distinction précitée perd le plus souvent toute pertinence.

Au procès, la victime n’aura jamais tous les éléments pour démontrer que les dégâts qu’elle a subis émanent bien de purs manifestants gagnés par une violence non préméditée, et non pas de casseurs qui avaient ciblé son commerce.

Alors de deux choses l’une. Si l’État veut vraiment traduire en actes les regrets qu’il exprime, il pourrait admettre que les dégâts viennent des manifestants et présentent un lien direct et exclusif avec la manifestation. Une telle attitude montrerait une véritable solidarité de la part de l’État avec les victimes, qui n’auraient plus qu’à démontrer le coût des dégâts.

Mais évidemment l’État pourrait n’avoir qu’une conception audiovisuelle de la solidarité et discrètement oublier les victimes quand l’émotion sera passée, afin d’éviter de payer. Il produira alors de savants rapports de police, établissant que les violences étaient bien l’œuvre préméditée de casseurs, lesquels, parfaitement distincts des manifestants, étaient déterminés à vandaliser les immeubles des Champs-Élysées, bien avant la manifestation et en tout cas sans lien avec celle-ci.

Les juridictions administratives pourraient suivre, car elles n’auront pour preuve que les rapports de police écrits par l’État – admettant ainsi malheureusement que ce dernier, défendeur au contentieux, puisse se délivrer des preuves à lui-même.

À cet égard, dans une réponse livrée au Parlement en décembre 2018[4], le ministre de l’Économie et des finances a déjà rappelé que les dommages venaient bien, par définition en quelque sorte, de groupes d’individus qui n’ont aucune volonté de manifester mais qui ont pour seul objectif de casser ou piller en marge de la manifestation.

Le ministre, qui connaît la jurisprudence, opte donc résolument et par principe pour le deuxième cas précité, sans réserver la moindre analyse au cas par cas et malgré la revendication de violences préméditées par des manifestants eux-mêmes.

L’État pourrait donc chercher à ne rien indemniser sur le fondement de sa responsabilité sans faute. Dans la confusion générale, le gouvernement expliquera aux victimes que, bien entendu, ce sont les compagnies d’assurance qui paieront. Comme si toutes les victimes étaient assurées. Comme si des actes aussi répétés de violence n’avaient aucune incidence sur la sinistralité et les cotisations des assurés. Comme si les assureurs indemnisaient tout. Comme si finalement la solidarité nationale ne s’exprimait qu’à la télévision, jamais devant les tribunaux.

Si l’État cherche encore l’impunité en niant le lien entre les violences et la manifestation, il reviendra donc à la juridiction administrative de se demander si, du fait de la confusion permanente qui existe aujourd’hui sur le terrain entre manifestants et casseurs, compte tenu du soutien que les premiers apportent systématiquement aux seconds, ils peuvent encore être véritablement distingués.

 

5. Si la responsabilité sans faute est déniée, parce que tous les dommages sont imputés aux casseurs opportunément distingués des manifestants, il restera à engager la responsabilité de l’État pour faute dans l’exercice de ses missions de police.

Le régime applicable est celui de la faute lourde de l’autorité de police dans la préservation de la sécurité des personnes et des biens[5] dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre[6]. Corrélativement, la responsabilité pour inaction des forces de police ne peut également être engagée qu’en cas de faute lourde – le juge administratif prenant en compte le risque de troubles qu’aurait pu entrainer l’intervention des forces de police[7].

La difficulté vient de ce qu’en pratique, la qualification de faute lourde est rarement reconnue en jurisprudence.

À titre d’illustration, le juge administratif a refusé d’engager la responsabilité de l’État pour faute lourde, même en cas d’absence d’intervention des forces de l’ordre lors d’un blocage d’une plateforme logistique par des producteurs de lait du 7 au 12 juin 2009[8] ou en cas de carence de l’État à veiller au maintien de la libre circulation du fait de la manifestation d’agriculteurs à un péage autoroutier[9].

Cela étant, il pourrait en aller autrement s’il peut être démontré que les menaces de dommages étaient prévisibles[10]. Ainsi par exemple, compte tenu de l’importance des infractions commises et de leur persistance pendant plusieurs années, la cour administrative d’appel de Paris a jugé que constituait une faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’État, la défaillance des autorités de police à protéger une officine de pharmacie[11].

En l’espèce, on pourrait concevoir que la faute lourde soit retenue, au moins pour quelques manifestations.

D’une part, en effet, la régularité des violences ainsi que l’annonce systématique de celles-ci, d’une semaine à l’autre, par les réseaux sociaux relayés par la presse, leur ont conféré un caractère très largement prévisible. D’autre part, le gouvernement a lui-même admis l’existence d’insuffisances en matière de maintien de l’ordre, puisque le préfet de police de Paris a été révoqué[12], ainsi que plusieurs responsables de la préservation de l’ordre public et de la sécurité des personnes et des biens.

En définitive, on doit recommander aux victimes d’invoquer les deux régimes indemnitaires au contentieux : à titre principal, la responsabilité sans faute de l’État, et à titre subsidiaire, pour le cas où la justice administrative admettrait que les dommages provenaient de casseurs bien distincts des manifestants, la responsabilité pour faute lourde de l’État, compte tenu de la prévisibilité des atteintes à la sécurité des personnes et des biens à laquelle n’a répondu qu’une succession de lacunes et bévues du ministère de l’intérieur dans l’organisation de la protection des Français.

Ces actions mettront l’État en face de ses responsabilités, au-delà des quelques facilités de paiement qu’il a demandé aux administrations fiscales et sociales d’accorder aux entreprises en difficulté.

Elles donneront aussi à la juridiction administrative l’occasion de traduire concrètement le niveau de sécurité et de protection que les justiciables sont en droit d’attendre de la puissance publique.

Pour plus d’informations sur le sujet retrouvez Thierry Dal Farra lors de notre formation Quelle responsabilité de l’État face à la violence des manifestations le 20 juin à Paris.

 

[1] Le premier alinéa de l’article L.121-8 du code des assurances dispose que : « L’assureur ne répond pas, sauf convention contraire, des pertes et dommages occasionnés soit par la guerre étrangère, soit par la guerre civile, soit par des émeutes ou par des mouvements populaires. » De sorte qu’il convient de vérifier au cas par cas le point de savoir si et dans quelle mesure le contrat d’assurance couvre les dommages résultant des violences commises par des attroupements sur la voie publique

[2] Voir code pénal, articles 322-6 (« La destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui par l’effet d’une substance explosive, d’un incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes est punie de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende ») et 322-8 (« L’infraction définie à l’article 322-6 est punie de vingt ans de réclusion criminelle et de 150 000 euros d’amende : 1° Lorsqu’elle est commise en bande organisée ; 2° Lorsqu’elle a entraîné pour autrui une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours ; 3° Lorsqu’elle est commise en raison de la qualité de magistrat, de militaire de la gendarmerie nationale, de fonctionnaire de la police nationale, des douanes ou de l’administration pénitentiaire ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique, ou de sapeur-pompier professionnel ou volontaire, de la personne propriétaire ou utilisatrice du bien »).

[3] CE 22 février 2017, Société Allianz IARD, req. n°392276  : «… Eu égard au caractère prémédité de cette action, les dommages, notamment les destructions et détériorations, qui en ont résulté et dont la société Allianz I.A.R.D. demande réparation à l’État, ne sauraient être regardés comme le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement » –  Voir encore CE 30 décembre 2016, Generali IARD, req. n°389835 : « Considérant,(…) que la cour administrative d’appel a retenu, par une appréciation souveraine des faits qui lui étaient soumis, que les moyens matériels mis en œuvre pour réaliser le blocage de la plate-forme d’approvisionnement révélaient une action préméditée, organisée par un groupe structuré ; qu’en jugeant qu’un groupe qui s’était constitué et organisé à seule fin de commettre le délit d’entrave à la circulation puni par l’article L. 412-1 du code de la route ne pouvait être regardé comme un attroupement ou un rassemblement au sens des dispositions législatives précitées, la cour n’a pas commis d’erreur de qualification juridique » .

[4] JOAN 11 décembre 2018, question n°3432

[5]  À noter que la compétence juridictionnelle est administrative, puisqu’une telle mission relève de la police administrative, laquelle vise à « préserver la sécurité des citoyens et l’ordre public », v. TC 19 octobre 1998, Mme Bolle Veuve Laroche c/ État, req. n°3088. Voirencore, TC 12 décembre 2005, Préfet de la région Champagne Ardennes c/ Cour d’appel de Reims, req. 3494 : « La mission des services de police, au titre de leur activité de police administrative, consiste à assurer la sécurité des personnes et des biens et la préservation de l’ordre public. »

[6] Voir par exemple : CE 30 décembre 2016, Société Generali IARD, req. n°389835 ; CE 15 juin 1987, Société navale des chargeurs, req. n°39250 ; CAA Nantes 5 juillet 2013, Société Carrefour Hypermarchés, req. n°11NT03064. Voir également : Réponse Ministérielle à la QE n°17395 du 19 février 2008, JOAN du 15 juillet 2008, p. 6174

[7] CE 30 décembre 2016, Société Generali IARD, req. n°389835 préc. : « qu’en jugeant que les sociétés requérantes n’établissaient pas que l’absence d’intervention des forces de l’ordre lors du blocage de la plateforme constituait une faute lourde de natureà engager la responsabilité de l’État, la cour n’a pas inversé la charge de la preuve ni, eu égard au risque d’aggravation des troubles à l’ordre public qui aurait pu résulter d’une telle intervention, entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique ».

[8] CE 30 décembre 2016, Société Generali IARD, req. n°389835, préc.

[9] CAA Marseille 3 octobre 2017, Société Benivall S.L., req. n°16MA01141. L’arrêt de la cour administrative d’appel précise notamment « qu’à aucun moment, il n’a été possible de connaître au préalable la destination et le mode d’action [des manifestants], permettant ainsi de mettre en place des forces de sécurité suffisante ».

[10] CE 15 juin 1987, Société navale des chargeurs, req. n°39250 : « Le mouvement revendicatif des marins-pêcheurs de la région du Havre(…) était prévisible plusieurs jours avant qu’il ne se produise et que les autorités chargées de la police de l’ordre public en avaient été dûment informées », de sorte qu’il existait un « risque sérieux de troubles graves » et que la carence de l’État dans ses missions est constitutive d’une faute lourde.

[11] CAA Paris 22 janvier 2003, M. Y c/ Ministre de l’intérieur, req. n°99PA00298 et 99PA00389 : «… il résulte de l’instruction que dans la période de 1986 à 1992, M. V. a déposé 13 plaintes pour des infractions violentes commises à l’encontre de la pharmacie qu’il exploitait dans le quartier Orly-Parc à Gonesse ; que si le ministre fait valoir que l’officine exploitée par M. V. n’était pas seule à subir des actes de délinquance, il n’est pas contesté que le quartier concerné a été le théâtre d’une situation de violence urbaine telle que le centre commercial qui y était installé a dû fermer ; que, dans ces conditions, compte tenu tant de l’importance des infractions commises que de leur persistance pendant plusieurs années, la défaillance des autorités de police à protéger l’officine est constitutive en l’espèce d’une faute lourde, alors même que, comme le souligne le ministre de l’intérieur, des efforts ont été mis en œuvre pour améliorer les moyens disponibles ».

[12] Décret du 20 mars 2019 portant cessation des fonctions du préfet de police de Paris, M. Michel Delpuech.[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row][vc_row][vc_column][vc_empty_space height= »10px »][/vc_column][/vc_row][vc_row][vc_column][ultimate_heading alignment= »left » el_class= »extra-height-bloc-citation »]

Thierry Dal Farra
Avocat au barreau de Paris
Associé du cabinet UGGC Avocats

 

 

 

 

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