Bilan et perspectives : entre chocs et transitions, le droit de la commande publique à l’appui des collectivités et des entreprises et mobilisé au service des politiques publiques

Marchés privés de travaux et commande publique

Raphaël Arnoux
Sous-directeur du droit de la commande publique
Direction des affaires juridiques
Ministère de l’Économie, des finances et de la relance

Une commande publique plus souple au service du soutien de l’économie

L’année 2020, qui avait été marquée du sceau de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 et par les mesures prises pour lutter contre ses effets, s’est achevée avec l’adoption de la loi n° 2020-1725 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP). Ses articles 131 à 133 et 140 à 144 ont tiré les conséquences de la crise, ainsi que simplifié ou adapté certaines dispositions du code de la commande publique afin de soutenir les entreprises et d’accompagner la relance de l’économie.

C’est ainsi qu’ont été créés un livre VII de la deuxième partie et un livre IV de la troisième partie du code de la commande publique, mettant en place un dispositif de circonstances exceptionnelles pour permettre de prendre par décret simple des mesures d’assouplissement du type de celles mises en place par l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 afin de faire face aux conséquences de circonstances exceptionnelles sur la passation et l’exécution des marchés publics et des contrats de concession.

C’est ainsi que les marchés de services de représentation légale par un avocat dans le cadre d’une procédure contentieuse et de services de conseil juridique liés à la préparation de ces procédures lorsque le conflit est noué ou fortement probable, ont été déplacés du livre II du code à son livre V où ils bénéficient du régime des « autres marchés publics », comme le permettait l’article 10 de la directive 2014/24/UE.

Les conditions d’accès à la commande publique des entreprises en redressement judiciaire ont été précisées aux articles L. 2141-3 et L. 3123-3. Une candidature ne peut pas être écartée au motif que l’entreprise est en redressement judiciaire dès lors qu’elle bénéficie d’un plan de redressement, le Conseil d’État ayant précisé dans sa décision Société Dauphin Télécom[1]qu’un tel plan ne limitait pas dans le temps la durée de l’activité de l’entreprise. De même, lorsqu’une entreprise titulaire d’un contrat est placée en redressement judiciaire, le contrat ne peut pas être résilié pour ce seul motif, compte tenu des prérogatives de l’administrateur judiciaire et du tribunal de commerce.

L’obligation de réserver l’exécution d’une fraction des marchés de partenariat à des PME, des TPE ou des artisans a été étendue à l’ensemble des marchés globaux et fixée à 10% minimum par le décret n° 2021-357 du 30 mars 2021.

Les marchés de travaux répondant à un besoin de moins de 100 000 euros HT sont dispensés de concurrence jusqu’au 31 décembre 2022 afin de soutenir la relance du secteur du bâtiment et des travaux publics.

Les dispositions du code de la commande publique relatives à la modification des marchés publics, plus souples, ont été étendues aux contrats en cours conclus avant le 1er avril 2016.

Enfin, le décret n° 2021-1634 du 13 décembre 2021 a pérennisé la dispense de concurrence pour les achats de moins de 100 000 euros HT portant sur des prestations innovantes, qui avait été établie à titre expérimental par le décret n° 2018-1225. Cette dispense est en outre étendue, pour les marchés allotis dont le montant total est supérieur aux seuils européens, aux lots dont le montant est inférieur à 80 000 euros HT pour des fournitures ou des services innovants ou à 100 000 euros HT pour des travaux innovants, à condition que la valeur de l’ensemble des lots concernés n’excède pas 20% du montant total du marché.

Une avancée majeure dans la prise en compte des enjeux du développement durable : la loi climat et résilience du 22 août 2021

La prise en compte des enjeux développement durable, dans ses trois dimensions environnementale, économique et sociale, n’est pas nouvelle. Dès le début des années 2000, les autorités européennes avaient dégagé la voie en reconnaissant la possibilité d’intégrer ces considérations dans la passation et l’exécution des contrats des marchés publics : la Commission européenne d’abord en 2001[2], puis la Cour de Justice en 2002[3].

Les considérations sociales, quant à elles, avaient été admises dès 1988 en matière d’emploi par la Cour de Justice[4]. Le législateur européen en avait consacré le principe dès les directives de 2004, en prévoyant la possibilité d’exiger des conditions d’exécution visant des considérations sociales et environnementales et les critères d’attribution environnementaux[5].

Les directives de 2014 ont précisé les conditions dans lesquelles ces aspects pouvaient être mis en œuvre par l’acheteur aussi bien dans les spécifications techniques par lesquelles sont précisées les caractéristiques de son besoin que dans les conditions d’exécution et les critères d’attribution[6]. Celles-ci doivent être liées à l’objet du marché et, sans préjudice des normes obligatoires[7], doivent donner aux opérateurs économiques une égalité d’accès à la commande publique, ne pas créer d’obstacles injustifiés à la concurrence[8], et ne pas porter sur des aspects relevant de la politique générale de l’entreprise[9]. Ces principes avaient été transposés en droit interne dès 2005 et 2006.[10]

La loi n° 2021-1104 du 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, emporte cependant un véritable changement de dimension. Elle va placer le développement durable au cœur de la commande publique.

La première et la plus politique des dispositions adoptées par son article 35 ajoute dans le titre préliminaire du code de la commande publique, après l’article L. 3 rappelant les principes de la commande publique issus de la jurisprudence constitutionnelle et européenne[11]régissant tous les contrats relevant de ce code, un article L. 3-1 affirmant que la commande publique participe à l’atteinte des objectifs de développement durable dans les conditions définies par le code, c’est-à-dire en appliquant les dispositions expresses de ses deuxième et troisième parties.

Mais l’essentiel, pour les autorités contractantes soumises au code, réside dans un véritable renversement de logique.

Actuellement, hormis la définition du besoin qui doit prendre en compte les objectifs de développement durable dans leurs trois dimensions[12], le droit de la commande publique ne fait que qu’encadrer la manière dont les autorités contractantes peuvent mettre en œuvre de telles exigences conformément aux principes de transparence, de liberté d’accès et d’égalité de traitement, lorsqu’elles le décident librement.

Quand l’article 35 de la loi climat et résilience entrera en vigueur, les acheteurs et les autorités concédantes devront, hormis pour les marchés et concessions de défense ou de sécurité, prendre en compte ces objectifs de développement durable dans les spécifications techniques[13]et les conditions d’exécution des prestations. La possibilité devient un principe, les autorités contractantes définissant bien sûr librement ces caractéristiques en fonction de leur besoin, dans le respect des règles et principes visant à permettre le jeu de la concurrence.

Les considérations relatives spécifiquement au domaine social ou à l’emploi devront être en principe prises en compte dans les conditions d’exécution des contrats de la commande publique supérieurs aux seuils européens. Ce principe est cependant susceptible de rencontrer des exceptions pour des motifs que le législateur a précisés. Ceux-ci tiennent en particulier au fait que, à la différence des considérations environnementales qui ont dans la plupart des cas un caractère intrinsèque aux prestations à exécuter ou à leur processus de production, les considérations relatives au domaine social ou à l’emploi ont souvent un caractère extrinsèque aux prestations ou au processus de production. C’est pourquoi, afin de sécuriser juridiquement les procédures de passation, les nouveaux articles L. 2112-2-1 et L. 3114-2-1 mentionnent les motifs d’exception permettant aux autorités contractantes de ne pas être soumises à cette obligation de principe. Ce pourra être le cas si le besoin porte sur des solutions immédiatement disponibles, ou si la prise en compte de considérations relatives au domaine social ou à l’emploi étaient dépourvues de lien avec l’objet du marché, si elle était de nature à restreindre la concurrence ou à rendre techniquement ou économiquement difficile l’exécution des prestations.

En ce qui concerne l’attribution des contrats, l’article 35 de la loi prévoit qu’au moins un des critères devra prendre en compte les caractéristiques environnementales de l’offre[14]. C’est la fin de la possibilité de recourir au critère unique du prix, sauf pour les marchés et concessions de défense ou de sécurité.

Ainsi, lorsque l’acheteur fera le choix de ne retenir qu’un seul critère de sélection, seul le critère unique du coût global intégrant nécessairement des considérations environnementales pourra à l’avenir être retenu.

D’autres considérations sont aussi prises en compte, avec la possibilité pour les autorités contractantes d’écarter la candidature d’une entreprise française soumise au devoir de vigilance prévu à l’article L. 225-102-4 du code de commerce et qui aurait manqué à ses obligations, à condition que cela ne restreigne pas la concurrence ni ne rende difficile l’exécution des prestations[15].

Enfin, les incitations à mettre en œuvre une démarche globale pour intégrer les enjeux du développement durable sont renforcées pour certains des plus gros acheteurs, soumis à l’obligation d’adopter un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsable (SPASER), prévue à l’article L. 2111-3. Le SPASER, déjà publié, devra comporter des objectifs précis sur les catégories d’achat qualifiables de socialement et écologiquement responsables, ainsi que des indicateurs de suivi publiés tous les deux ans.

Un projet de décret sera publié en début d’année 2022 pour adapter en particulier les dispositions du code de la commande publique affectées par cette loi.

C’est donc un changement important auquel vont devoir faire face les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices pour appréhender ces nouvelles obligations, maîtriser les méthodes et outils nécessaires à la conduite des achats dans ce nouveau cadre. Il en est de même pour les entreprises qui vont être conduites à faire évoluer leurs offres et la manière dont elles envisagent l’exécution de certains contrats de la commande publique. C’est pourquoi la loi a prévu un délai de 5 ans maximum pour l’entrée en vigueur de ces nouvelles obligations[16].

Cette période doit notamment permettre aux services de l’État de mettre à disposition des outils nécessaires à la réalisation des objectifs fixés par la loi. C’est en particulier l’objet du nouveau plan national pour les achats durables (PNAD). Après avoir fait l’objet d’une consultation publique, ce PNAD va prochainement être publié par le ministère de la transition écologique. Il doit permettre de piloter des travaux de conception de nouveaux outils, les faire partager auprès des acheteurs de l’achat public, sensibiliser et former les décideurs et les acteurs de la commande publique et mettre en place un pilotage effectif de l’avancée de cette transition écologique dans la commande publique.

Garantir le respect des principes de neutralité et de laïcité dans les contrats de la commande publique confiant l’exécution d’un service public

La loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la république rappelle, dans son article 1er, l’obligation de respecter les principes d’égalité, de laïcité et de neutralitépar tout organisme chargé de l’exécution d’un service public, y compris quand cette exécution est confiée par un contrat de la commande publique.

La loi impose au titulaire d’un contrat de la commande publique chargé de l’exécution d’un service public d’assurer l’égalité des usagers et de veiller au respect de ces principes du service public. Le titulaire doit notamment  veiller à ce que ses salariés et l’ensemble des personnes sur lesquelles il exerce un pouvoir de direction, s’ils participent eux-mêmes à l’exécution du service public, s’abstiennent de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de manière égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité.

Le titulaire doit également veiller à ce que toute autre personne (sous-traitant ou sous-concessionnaire notamment) à laquelle il confie pour partie l’exécution du service public s’assure du respect de ces obligations. Il doit communiquer à l’autorité contractante chaque contrat de sous-traitance ou de sous-concession qui a pour effet de faire participer le sous-traitant ou le sous-concessionnaire à l’exécution du service public.

Les clauses de ces contrats de la commande publique doivent rappeler ces obligations et préciser les modalités de contrôle et de sanctiondu cocontractant lorsqu’il n’a pas pris les mesures adaptées pour mettre en œuvre ces obligations et faire cesser les manquements constatés.

Cette obligation s’applique aux contrats pour lesquels une consultation est engagée ou un avis de publicité est envoyé à la publication à compter du 25 août 2021. Elle s’applique aussi aux contrats pour lesquels une consultation ou un avis de publicité est en cours au 25 août 2021, ainsi qu’aux contrats en cours dont le terme est postérieur au 25 février 2023 et qui doivent être modifiésau plus tard le 25 août 2022 afin de se conformer à ces nouvelles obligations.

Une circulaire  et une fiche seront prochainement diffusées afin d’accompagner les autorités contractantes dans la mise en œuvre de cette disposition.

Une commande publique plus équilibrée pour l’indépendance stratégique de la France et de l’Europe

La crise sanitaire a aussi mis en évidence des dépendances des pays membres de l’Union européenne vis-à-vis des importations en provenance de pays tiers sur des produits d’importance stratégique, dans le domaine de la santé notamment. Cela a conduit les autorités nationales et européennes à engager ou relancer des travaux législatifs visant à assurer une meilleure réciprocité dans l’ouverture des marchés publics et à se doter d’outils qui permettent de lutter contre des pratiques déloyales des pays tiers au détriment des producteurs européens.

C’est ainsi que le projet de règlement dit « instrument relatif aux marchés publics internationaux » a été relancé. La présidence du Conseil a arrêté un mandat de négociation et devrait engager les négociations avec le Parlement et la Commission pour parvenir à un accord sur un projet de texte qui permettra, pour les marchés d’un montant important, de prendre des décisions de restriction d’accès aux marchés publics de l’Union européenne envers les pays tiers non partis à un accord commercial d’égal accès à la commande publique et qui pratiquent des discriminations au détriment des entreprises et prestations originaires de l’Union européenne. Ce projet de règlement devrait être adopté en 2022.

De même, la réglementation relative aux aides d’État ne concernant que les aides accordées par les États membres de l’Union européenne, un projet de règlement est en cours de négociation au Conseil pour établir un mécanisme visant à permettre à la Commission d’identifier et d’écarter les entreprises qui bénéficient, de la part de pays tiers, de subventions entraînant des distorsions de concurrence au détriment des entreprises et des productions européennes.

Les outils développés dans le cadre du plan de transformation numérique de la commande publique seront mis à disposition dans le courant de l’année 2022

La dématérialisation et la modernisation de la passation et de l’exécution des marchés va connaitre des réalisations et des avancées importantes, avec la mise à disposition publique de plusieurs modules programmés dans le cadre du plan de transformation numérique de la commande publique (PTNCP) :

– les modules d’interopérabilité relatifs à la publication des consultations, au portail d’accès aux consultations, au dépôt des offres et à l’attributions des marchés, aux avis de publicité, et au profil opérateur économique.

– les outils communs concernant le portail acheteurs-entreprises, le certificat de cessibilité électronique, la gestion du contrat et sa dématérialisation.

Ces outils doivent permettre aux acheteurs comme aux entreprises d’accéder de manière plus simple à un périmètre plus large d’offres et d’opportunités de vente et de moderniser la passation comme l’exécution des contrats.

[1]CE 25 janvier 2019, Société Dauphin Télécom, n° 421844.

[2]COM (2001) 274 final, publiée

[3]CJCE 17 septembre 2002, Concordia Bus Finland, Aff. C-513-99.

[4]CJCE 20 octobre 1988, Beentjes, Aff. C-31/87.

[5]Articles 26 et 53 de la directive 2004/18/CE.

[6]Articles 42, 67 et 70, annexe VII, ainsi que considérants 75, 88, 91 à 93, 96 à 99, 104 et 105 de la directive 2014/24/UE.

[7]Qui, lorsqu’elles sont nationales, doivent être compatibles avec le droit de l’Union.

[8]Article 42, paragraphe 2, de la directive 2014/24/UE.

[9]CE 25 mai 2018, Nantes métropole, n° 417580

[10]Article 2 du décret n° 2005-1742 fixant les règles applicables aux marchés passés par les pouvoirs adjudicateurs relevant de l’ordonnance n° 2005-649 et article 6 du code des marchés publics de 2006.

[11]CJCE 7 décembre 2000, Telaustria, Aff. C-324/98 et décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003.

[12]Futurs articles L. 2111-1 et L. 3111-1 du code de la commande publique (CCP).

[13]Futurs articles L. 2112-2 et L. 3112-2 du CCP.

[14]Futurs articles L. 2152-7 et L. 3124-5 du CCP.

[15]Futurs articles L. 2141-7-1 et L. 3123-7-1 du CCP.

[16]Hormis celle relative au devoir de vigilance qui entrera en vigueur dans le courant de l’année 2022, celle relative aux SPASER qui entrera en vigueur le 1er janvier 2023 et celle relative à l’obligation d’utiliser des matériaux biosourcés ou bas carbone dans au moins 25% des rénovations lourdes et des constructions relevant de la commande publique qui entrera en vigueur le 1er janvier 2030.