2022 : le retour de la commande publique à ses sources politiques

La réforme des CCAG, un art de l'exécution

Raphaël Arnoux
Sous-directeur du droit de la commande publique
Direction des affaires juridiques
Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique

« Une fois c’est le hasard. Deux fois c’est une coïncidence. Trois fois… » cela peut être une attaque, mais c’est plus largement une évolution structurelle.

Après la crise ouverte en 2020 par la crise sanitaire de l’épidémie de COVID-19, les turbulences économiques apparues en 2021 du fait de la reprise de l’activité économique et de la désorganisation de certaines chaînes mondiales d’approvisionnement, l’invasion en 2022 de l’Ukraine par la Russie et la prise de conscience accrue des enjeux des dérèglements climatiques réinscrivent durablement la commande publique au cœur des enjeux des politiques publiques. C’est le cas non seulement en matière de soutien à l’économie et de transition écologique, mais aussi au cœur des politiques les plus régaliennes telles que la diplomatie et la politique commerciale.

Ce ne sont pas les seuls, mais ce sont les principaux axes qui ont marqué l’actualité juridique de la commande publique en 2022, avec l’affirmation de politiques européennes à travers la commande publique reprenant les objectifs portés de longue date par la France.

Principalement de source juridique européenne, le droit de la commande publique a fait l’objet en 2022 de plusieurs actes marquants qui ouvrent la voie à une véritable inflexion.

En matière de transition écologique, la présidence française de l’Union européenne, avec l’appui de nos partenaires européens, a permis l’adoption, le 9 juin 2022, de conclusions du conseil relatives aux marchés publics durables[1].

Ces conclusions appellent la Commission et les États membres à travailler étroitement avec le Parlement européen à l’adoption de règles communes pour qu’à terme, tous les contrats de la commande publique promeuvent la transition vers une économie plus verte, innovante, circulaire et socialement responsable.

En pratique, chaque contrat devra, à terme, intégrer des considérations relatives au développement durable, ces considérations pouvant se traduire dans la définition du besoin, l’application de critères d’attribution des contrats, les spécifications techniques ou encore des conditions d’exécution contribuant au développement durable dans ses trois dimension : économique, environnementale et sociale.

Cette démarche concernera d’abord les secteurs d’activité prioritaires, qui devront être identifiés au regard de leur importance, de leur empreinte écologique, de leur perméabilité aux considérations de développement durable, du degré de maturité des entreprises et des pouvoirs adjudicateurs concernés. Les textes européens régissant les secteurs d’activité considérés comme prioritaires devront ainsi être modifiés d’ici 2030 pour accueillir ces considérations de développement durable.

Puis, d’ici 2050, les autres textes sectoriels devront être modifiés dans le même sens.

Dans ces conclusions, le Conseil invite aussi la Commission à étudier l’opportunité d’adopter un texte général prévoyant la prise en compte du développement durable dans l’ensemble des marchés publics et des contrats de concession, quel que soit le secteur concerné. La voie est ainsi ouverte à une possible modification des directives de 2014 pour y introduire une disposition analogue à celles de l’article 35 de la loi climat et résilience.

Au niveau national, le Gouvernement a pris, par un décret n° 2022-767 du 2 mai 2022, les dispositions d’application de cet article 35, en supprimant, au plus tard à la date du 22 août 2026 prévue à la loi climat et résilience, à l’article R. 2152-7 du code la possibilité d’attribuer les marchés sur la base du critère unique du prix.

Par le même décret, l’obligation d’adopter un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables, jusque là concernant certains acheteurs dont le montant annuel des achats dépasse 100 millions d’euros, a été étendue à ceux dont le montant des achats dépassera 50 millions d’euros.

Les conclusions du Conseil du 9 juin ont également souligné la nécessité pour la commande publique de viser à réaliser des investissements publics qui favorisent notamment l’indépendance européenne dans des secteurs stratégiques.

Bien qu’un postulat favorable au libre-échange soit au cœur du corpus juridique et des politiques de l’Union européenne, force a été de constater que les grands Etats tiers pratiquent une politique n’offrant qu’un accès restreint à leurs propres marchés publics et accordant à leurs entreprises des aides d’Etat bien plus larges que celles autorisées en Europe. La concurrence s’en trouve faussée « légalement », au détriment des entreprises européennes même dans l’accès aux marchés publics européens.

La prégnance de l’enjeu d’une meilleure réciprocité a permis d’adopter deux nouveaux règlements européens :

– le règlement du 23 juin 2022 dit « instrument relatif aux marchés publics internationaux » (IMPI)[2], entré en vigueur le 29 août 2022 ;

Avec le règlement IMPI, s’il apparaît qu’un État tiers à l’Union européenne applique des restrictions sérieuses et récurrentes à l’accès des entreprises européennes à ses contrats de la commande publique, la Commission peut, de sa propre initiative ou sur la base d’une plainte étayée d’une partie intéressée de l’Union ou d’un État membre, enquêter sur les pratiques ou mesures restrictive d’un État tiers n’ayant pas conclu avec l’Union européenne d’accord international dans le domaine de la commande publique.

Si, à l’issue de l’enquête contradictoire, l’existence de pratiques discriminatoires est avérée, la Commission peut adopter une mesure IMPI pour l’attribution des contrats de concession et des marchés de travaux de plus de 15 millions d’euros, et pour les marchés de fournitures ou de services de plus de 5 millions d’euros :

– soit décider un ajustement obligatoire de la note accordée aux offres remises par des entreprises originaires de ce pays, pouvant aller jusqu’à réduire cette note de moitié (ou à doubler le montant proposé pour son prix si le marché est attribué selon le critère unique du prix) ;

– soit décider une exclusion pure et simple des offres remises par les opérateurs de ce pays.

– et le règlement relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur[3], qui devrait entrer en vigueur en septembre 2023.

Avec le règlement subventions étrangères, une définition large est donnée des aides étrangères susceptibles de fausser la concurrence sur le marché intérieur : toute contribution financière, directe ou indirecte, y compris les dons de matériels ou de prestations et la conclusion de contrats à conditions accordée par un État tiers à une ou plusieurs entreprise ou à un ou plusieurs secteurs, et qui confère à une entreprise exerçant une activité économique sur le marché européen un avantage concurrentiel lui permettant de faire une offre indûment avantageuse.

Outre un instrument général d’enquête sur le marché et un mécanisme de notification ex ante relatif aux concentrations, le règlement établit un mécanisme de contrôle spécifique pour les entreprises candidates à l’attribution de contrats de la commande publique dont la valeur estimée atteint 250 millions d’euros (et en cas d’allotissement pour celles répondant à des lots représentant au moins 125 millions d’euros).

Les entreprises qui ont bénéficié au cours des trois dernières années de subventions étrangères devront en informer l’autorité contractante : non seulement celles reçues par elles, mais aussi par leur maison-mère, filiales, sous-traitants ou fournisseurs principaux. Le respect de cette obligation conditionne la recevabilité de ces candidatures et de ces offres.

Informée sans délai, la Commission procédera à un examen préliminaire des cas bénéficiant des subventions les plus importantes (celles qui, supérieures à 4 millions d’euros), relèvent de la procédure de notification) dans les 30 jours suivant la transmission. Elle pourra à l’issue ouvrir une enquête approfondie et adopter une décision de clôture de l’enquête au plus tard 130 jours après la notification.  Sous le seuil de minimis de 200 000 euros, la subvention ne sera pas considérée comme distorsive de concurrence. Celle inférieure à 4 millions euros sera considérée comme peu susceptible de fausser le marché intérieur mais pourra tout de même, en cas de soupçons, donner lieu à un examen de la Commission.

À l’issue de son enquête approfondie, la Commission rendra une décision constatant soit l’absence de distorsion de concurrence, soit, en cas de distorsion, imposera à l’entreprise des engagements visant à supprimer la distorsion, voire à interdire de lui attribuer le contrat.

Les marchés de défense ou de sécurité et des contrats passés en urgence impérieuse ne sont pas soumis à cette procédure de notification, mais peuvent faire l’objet d’un examen d’office des subventions étrangères par la Commission, tout comme les contrats déjà attribués et les contrats inférieurs aux seuils de notification.

Le champ d’application de ce règlement peut paraître restreint. Ceux qui ont connu, encore récemment, le reproche de protectionnisme encouru lorsqu’il était question de réciprocité pour permettre la simple égalité des conditions de concurrence dans la compétition économique internationale mesureront certainement l’importance de l’inflexion portée par ce règlement.

Mobilisée au service de la politique étrangère et de sécurité commune 

Dans le cadre d’un train de sanctions adopté contre la Russie par le règlement 2022/576/UE du 8 avril 2022 en raison de son invation de l’Ukraine[4], il est interdit depuis le 9 avril 2022, de passer un marché public ou une concession répondant à un besoin dépassant les seuils européens, y compris certains contrats exclus du champ d’application des directives de 2014 et 2009, avec des opérateurs économiques établis en Russie, des opérateurs de nationalité russe, des opérateurs détenus majoritairement de manière directe ou indirecte par une entité établie en Russie, des opérateurs économiques agissant pour le compte de l’un d’eux, ainsi que de confier la sous-traitance de plus de 10% du contrat à l’un de ces opérateurs économiques.

Ce règlement impose également de cesser l’exécution de tout marché et tout contrat de concession passé avec ces entités et qui aurait été conclu avant le 9 avril 2022. Les acheteurs et les autorités concédantes ont jusqu’au 10 octobre 2022 pour procéder à ces résiliations qui ne pourront pas donner lieu à indemnisation des cocontractants visés par les sanctions.

Quelques exceptions sectorielles à ces interdictions sont prévues mais doivent préalablement avoir été autorisées, au cas par cas, par l’autorité de contrôle nationale.

La mise au point sur la théorie de l’imprévision et les modifications du contrat sous l’empire du code de la commande publique

La succession des crises depuis 2020 a été source de difficultés économiques croissantes et persistantes qui ont conduit à interroger la doctrine administrative quant aux réponses possibles pour faire face à des situations de bouleversement de l’équilibre économique des contrats de la commande publique. Forgée depuis les années 70, cette doctrine mettait l’accent sur le caractère en principe intangible du prix et recommandait la solution de l’indemnité d’imprévision..

Le déploiement d’un cadre juridique européen n’ayant que récemment et partiellement précisé les conditions de modification des contrats, dans un sens visant à ne pas remettre en cause, par des modifications substantielles, les conditions de mise en concurrence initiales[5], a contribué à consolider cette préférence pour l’indemnité d’imprévision.

Si les directives européennes de 2014 relatives aux marchés publics et aux contrats de concession, et leur transposition puis leur codification en droit interne ont prévu la possibilité de modifier substantiellement ces contrats en cas de circonstances imprévisibles lors de leur passation, elles n’avaient pas précisé le champ des modifications rendues possibles. Aucune jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou du Conseil d’État n’avait été rendue à ce sujet sur des contrats passés depuis l’entrée en vigueur de ces directives. La codification de la théorie jurisprudentielle de l’imprévision à l’article L. 6 du code de la commande publique ne facilitait pas un revirement.

Pour répondre au besoin de souplesse contractuelle, le Gouvernement a donc interrogé le Conseil d’État sur les possibilités offertes par le droit de la commande publique pour modifier les conditions financières et la durée des contrats de la commande publique pour faire face à des circonstances imprévisibles, ainsi que leur articulation avec la théorie de l’imprévision.

Dans l’avis rendu par son Assemblée générale, le Conseil d’État, tout en réaffirmant que les prix et les autres clauses financières d’un contrat en sont un élément essentiel et en principe intangible, a indiqué qu’il était possible par exception à ce principe de procéder à des modifications portant exclusivement sur les prix et les autres clauses financières, ainsi que symétriquement sur la durée du contrat, dans le cadre des circonstances imprévisibles visées aux articles R. 2194-5 et R. 3135-5 du code.

Ces modifications peuvent donc être utilisées pour convenir d’une compensation, par l’autorité contractante, des pertes anormales résultant pour l’entreprise de l’exécution du contrat à des conditions économiques bouleversées. La modification du contrat est néanmoins une simple faculté pour les parties et non pas un droit pour l’entreprise, sauf stipulations expresses et précises en ce sens. Elle ne peut couvrir que les surcoûts que l’entreprise titulaire ne pouvait pas prévoir lors de la conclusion du contrat.

S’agissant de la théorie de l’imprévision, qui permet aussi une compensation de ces charges anormales mais par la voie indemnitaire et qui avait été dégagée dans un cadre purement national, le Conseil d’État a réaffirmé sa pérennité. Il a aussi précisé son caractère autonome par rapport aux règles de modification des contrats issues des directives, en se fondant notamment sur le fait que le 3° de l’article L. 6 ne renvoie pas à une application selon des conditions prévues par le code de la commande publique, contrairement à d’autres jurisprudences codifiées au même article.

La différence est importante à plusieurs titres. À défaut de pouvoir s’accorder sur une modification du contrat pour compenser les charges anormales qu’il subit du fait de circonstances imprévisibles, le titulaire a droit à une indemnité d’imprévision. L’indemnité peut donc être convenue entre les parties ou, à défaut d’accord entre elles, par le juge. Et elle n’est pas encadrée par les dispositions issues des directives et limitant à 50% du montant du marché initiale l’augmentation de prix qui peut être convenue, par modification, sur le fondement de l’article R. 2194-5 ou R. 3135-5. Cela permet de traiter des situations exceptionnelles telles que les flambées du coût de l’énergie.

Le traitement des difficultés contractuelles peut, enfin, mobiliser à la fois les modifications pour circonstances imprévisibles et l’indemnité d’imprévision.

La nouvelle circulaire de la Première ministre, du 29 septembre 2022[6], a acté l’évolution de la doctrine administrative dans le sens de cet avis.

[1] 2022/C 236/02, publiée au JOUE du 20 juin 2022

[2] Règlement (UE) 2022/1031 du Parlement et du conseil du 23 juin 2022 concernant l’accès des opérateurs économiques, des biens et des services des pays tiers aux marchés publics et aux  concessions de l’Union et établissant des procédures visant à faciliter les négociations relatives à  l’accès des opérateurs économiques, des biens et des services originaires de l’Union aux marchés publics et aux concessions des pays tiers.

[3] Qui vient d’être adopté par le Parlement le 10 novembre et approuvé définitivement par le Conseil le 28 novembre 2022.

[4] Règlement n°2022/576 du Conseil du 8 avril 2022 modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine

[5] CJUE 19 juin 2008 Pressetext, Aff C-454/06, CJCE 13 avril 2010 Wall AG, Aff C-91/08, CJCE 7 septembre 2016 Finn Frogne, Aff C-549/14, CJUE 18 septembre 2019 Commission contre Italie, C-526/17.

[6] Circulaire n° 6374/SG du 29 septembre 2022.