L’achat durable aujourd’hui

Marchés privés de travaux et commande publique

Éric SPITZ
Avocat of counsel
Earth Avocat

Le premier Plan national de développement durable français (PNAD 2015-2020) définissait l’achat durable comme un achat public intégrant des dispositions en faveur de la protection ou de la mise en valeur de l’environnement, du progrès social et favorisant le développement économique. Les parties à l’achat public durable doivent réaliser des économies intelligentes au plus près du besoin et incitant à la sobriété en termes d’énergies et de ressources. L’achat durable doit également intégrer toute la vie d’un produit ou d’une prestation. Par exemple, on peut imaginer des clauses contractuelles de marchés se rapportant aux produits de l’agriculture biologique, ou à la performance en termes de quantités de Co2 émis ou encore de collecte, de réutilisation, de réemploi et de recyclage des déchets.

Ces dernières années, de très nombreux textes législatifs et règlementaires ont pris en compte les objectifs liés à la nécessaire transition écologique et à la lutte contre le réchauffement climatique. Ils sont venus conforter les nombreux plans gouvernementaux adoptés depuis 2015 : stratégie nationale bas carbone, plan climat en 2017, feuille de route sur l’économie circulaire en février 2018, stratégie nationale contre la déforestation importée en novembre 2018, Cap vers l’entreprise inclusive en 2019… Tous ces plans ont mis sous pression l’État et les collectivités territoriales en transformant progressivement l’acte d’achat public.

Par exemple la loi EGALIM de 2018 cible, entre autres objectifs, la restauration scolaire de manière à ce qu’elle propose au moins 50% de produits durables dont 20% de produits bio. Elle fixe également pour objectif de faire disparaitre d’ici à 2025 les contenants plastiques de cuisson et de réchauffe dans les cantines scolaires.

Par exemple la loi AGEC, contre « le gaspillage et pour l’économie circulaire » de février 2020, a pour ambition de passer d’une société du tout jetable à une économie circulaire en obligeant les collectivités publiques à inclure dans leurs achats un pourcentage de produits issus du réemploi et du recyclage.

La loi dite Climat et résilience d’août 2021 vise à accélérer la transition vers une économie décarbonnée conformément aux accords de Paris de 2015. Cette loi a notamment introduit un important article L.3-1 au code de la commande publique (ci-après CPP) qui « participe à l’atteinte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale ». Elle a aussi prévu que les acheteurs devront dorénavant retenir au moins un critère qui prend en compte les caractéristiques environnementales de l’offre au L.2152-7 du CCP même si cette disposition n’entre en vigueur qu’en 2026.

Cette profusion législative et réglementaire impacte la commande publique et la transforme en profondeur. En effet, celle-ci a d’abord été un instrument d’allocation « rationnelle » des ressources financières publiques en faisant la promotion de la concurrence de manière à ce que l’achat public soit le plus efficace économiquement. Et même si le critère prix n’était pas le seul pris en considération, avec la fin de l’adjudication, il gardait un rôle central au point même qu’on pouvait le retenir comme seul critère d’attribution.

Cette époque est définitivement révolue. Le 5e considérant de la directive européenne marché de 2014 affirmait déjà que « les exigences de la protection de l’environnement sont intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de la communauté, (…) en particulier afin de promouvoir le développement durable ».

La multiplicité des textes dans la période récente a modifié en profondeur le sens et la direction de la commande publique pour en faire un instrument de politique publique au service de la transition écologique. De simple instrument technique, juridique et financier au service d’une politique néo-libérale de concurrence « pure et parfaite », la commande publique se voit mise au service de la transition écologique et climatique.

La commande publique devient progressivement un levier de transformation écologique que l’État, les collectivités territoriales et leurs groupements se doivent de mettre en œuvre. Et on le comprend assez bien si l’on songe que l’achat public pèse plus de 150 milliards d’euros dans notre pays. La réorientation des objectifs de la commande publique peut avoir un impact déterminant sur l’atteinte des finalités poursuivies.

Cette réorientation a également un effet pratique sur les acheteurs publics qui doivent pouvoir se former aux multiples critères environnementaux et sociaux qui peuvent être retenus selon des techniques et procédures assez complexes. Ça implique notamment que la Direction des achats et ses acheteurs, aujourd’hui souvent rattachés aux directions des finances des collectivités publiques, sortent du cadre comptable et financier  pour se mettre à l’écoute des autres directions responsables de l’activité économique et de l’emploi, des services chargés de la transition écologique et de professionnels capables de calculer, par exemple, l’empreinte carbone des achats et la trajectoire ambitieuse  qu’elle souhaite mettre en œuvre en vue de la décarbonation.

Le critère prix qui a eu tant d’importance dans la commande publique est aujourd’hui profondément transformé avec la prise en considération de la notion de cycle de vie du produit tel que défini à l’article R.2152-9 du CCP.

En effet, s’agissant de produits et de fournitures en général, l’acheteur pourra prendre en compte les coûts liés à l’acquisition, les coûts liés à l’utilisation, comme la consommation d’énergie, les frais de maintenance, les coûts liés à la fin de vie comme les coûts de collecte et de recyclage. Il pourra même prendre en compte le coût des externalités négatives environnementales, à condition qu’ils soient quantifiables, comme le coût des gaz à effet de serre (GES) ou d’autres coûts de réduction du changement climatique.

On voit ainsi que le critère prix qui apparaissait comme le plus simple à quantifier et à noter peut devenir d’une grande complexité.

La modification de la notion de prix, notamment avec le coût du cycle de vie peut néanmoins être un puissant levier de politique publique pour favoriser les cycles courts, en se fournissant dans son environnement proche et en recourant à l’économie circulaire de la réutilisation du réemploi et du recyclage ou à des procès de fabrication moins énergivores.

L’ensemble de ces techniques d’achat découlent directement des textes de lois récents comme celui de l’article 58 de la loi AGEC qui disposent que les biens acquis annuellement par les services de l’État et des collectivités territoriales sont issus du réemploi ou de la réutilisation en intégrant des matières recyclées dans des proportions de 20 à 100% selon les types de produits. On notera néanmoins que le décret du 9 mars 2021 qui établit une liste de produits issus de l’économie circulaire, retient le taux minimal de 20% hormis pour le papier et l’imprimerie pour lesquels est imposé un taux de 40%.

Certes, ces nouvelles règles qui orientent la commande publique vont poser de nombreux problèmes d’application aux acheteurs. C’est pour cela, notamment, que l’article 36 de la loi Climat et résilience a prévu que l’État doive mettre, au plus tard le 1er janvier 2025, à la disposition des pouvoirs adjudicateurs, des outils opérationnels de définition et d’analyse du coût du cycle de vie des biens par segment d’achat.

Sur le point particulier du réemploi, de la réutilisation et du recyclage, il est également essentiel de mettre à la disposition des acheteurs des référentiels voire des clausiers adaptables aux différents marchés. C’est d’autant plus important que les textes viennent de renforcer les schémas de promotion d’achats socialement et écologiquement responsables (SPASER) issus de la loi relative à l’économie solidaire de 2014. L’objet de ces SPASER consiste d’une part à déterminer des objectifs de politique d’achat incluant des éléments à dimension écologique et sociale et d’autre part à prévoir les modalités de mise en œuvre. La loi Climat et résilience  à son article 35 a modifié sur ce point l’article L.2111-3 du CCP pour renforcer ces Schémas, puisqu’à compter du 1er janvier 2023, les collectivités territoriales soumis au code devront les mettre en œuvre à compter de 50 millions d’euros d’achats annuels (décret du 2 mai 2022).

Dans la mesure où les principaux concepts de la commande publique sont transformés en raison de la nécessité absolue de décarbonner l’économie et d’atteindre à une certaine forme de sobriété, les acheteurs vont vivre une véritable révolution de leurs outils et méthodes. D’où l’importance de construire des instruments de pilotage de l’achat durable. Par exemple, il faut d’ores et déjà se poser la question des bases de données à construire pour mettre en œuvre réellement les SPASER. Avec quels indicateurs ?

Les acheteurs publics devront se former à cette nouvelle donne. À cet égard on peut observer avec satisfaction comment se développe la mise en réseau des expériences des uns et des autres en matière d’achats durables. Par exemple, le réseau des administrations publiques intégrant le développement durable (RAPPID[1]) qui propose un partage d’outils, de clausiers, un guide et des fiches pratiques sur la manière d’intégrer le coût du cycle de vie. De même, le site internet de la Clause verte lancé en 2020 a pour ambition de répondre aux besoins des acheteurs publics  liés à l’introduction de clauses environnementales  de manière à ce que 100% des achats comportent une clause écologique à horizon 2025. Le site veut clairement aider à atteindre les  objectifs du nouveau Plan national des achats durables 2022-2025.

La commande publique est en pleine révolution. Et sous la pression de la commission européenne, du législateur et des différents plans nationaux d’achats durables, les acheteurs publics sont obligés de s’adapter. La nécessité de se former et de mettre à leur disposition les outils et les bonnes pratiques est plus urgente que jamais si l’on veut qu’à terme Gaia puisse encore être habitable, pour parler comme le regretté Bruno Latour.

[1]  https : //rapidd.developpement-durable.gouv.fr