Stéphanie Morisset
Spécialiste Achats responsables
On attribue souvent à Albert Einstein – peut-être abusivement – une citation nous mettant en garde contre la tentation de juger de la valeur d’un poisson à l’aune de sa capacité à grimper aux arbres. Or c’est précisément l’écueil dans lequel les structures publiques risquent de tomber, tant le métier d’acheteur public se diversifie dans des directions diamétralement opposées.
La mission première de l’acheteur public est la sécurisation contractuelle, financière et opérationnelle de l’achat. Il lui est donc demandé une parfaite maîtrise des évolutions législatives et réglementaires doublée d’une analyse subtile de la jurisprudence, sans parler du respect de procédures internes plus ou moins fastidieuses, le tout en tenant des délais intenables. C’est déjà beaucoup. Nous réclamons en plus à nos acheteurs publics de bien vouloir concilier cette expertise juridique à une connaissance fine de la réalité opérationnelle des métiers de tous les prescripteurs de leur structure : ils sont priés de maîtriser une pléthore de sujets aussi variés et pointus que les normes de sécurité ascenseur ou l’acceptabilité des lingettes pré-imprégnées par les personnels de crèche.
Toutes ces exigences allaient cependant dans le même sens, en s’appuyant sur des ressorts intellectuels du champ de la rigueur. L’acheteur public devait faire montre de précision, si ce n’est de minutie, avec toujours à l’esprit la limitation du risque.
Or avec l’inflation juridique en matière de développement durable (lois EGAlim, AGEC, Climat et Résilience…), nos acheteurs publics sont priés d’identifier de nouvelles solutions pour faire face à ces nouveaux défis, de passer d’un rôle de gardien de la règle à un rôle d’innovateur ultra-créatif, en avance sur l’évolution des filières. Qui peut aujourd’hui se targuer d’avoir réalisé avec succès un marché de chaussures de sécurité de deuxième main, conforme à la loi AGEC ? Cessons d’écarteler nos acheteurs entre les injonctions contradictoires ! Demander aux juristes d’avoir l’œil sur deux impératifs opposés risque de générer une épidémie de migraine ophtalmique dont personne ne sortira gagnant.
Le point sur lequel nous pouvons et devons appuyer nos juristes, c’est de leur donner les clés opérationnelles pour intégrer le développement durable dans leurs marchés. C’est par exemple ce que fait la Métropole du Grand Paris, avec son programme d’accompagnement aux achats circulaires et solidaires co-porté avec l’Institut National de l’Économie Circulaire, l’Agence des Économies Solidaires et l’Observatoire des Achats Responsables, et ouvert gratuitement à tous les acheteurs publics de France. Il y est régulièrement répété que la première étape est la remise en question du besoin pour assouplir notamment les exigences d’uniformité des produits demandés, qui rendent impossibles l’accès aux produits d’occasion.
Si nous laissons à nos acheteurs publics le temps pour monter en compétence sur les sujets environnementaux, ils pourront, à leur tour, accompagner les prescripteurs dans la modulation de leur besoin. Ils seront ainsi armés pour expliquer à l’équipe Communication pourquoi il faut acheter moins d’objets promotionnels, et pour tempérer l’exigence de la direction Informatique de n’acheter que des smartphones neufs. Ils seront plus à l’aise pour séparer le bon grain de l’ivraie parmi les allégations environnementales des fournisseurs, et sauront mieux hiérarchiser les conséquences réelles de telle ou telle clause. Formés au développement durable, nos acheteurs se sentiront comme des poissons… dans l’eau.