La raréfaction orthodoxe du domaine public

David Blondel
Chef de service gestion domaniale
Service juridique de Mantes-la-Jolie
Formateur EFE

 

La distinction entre le domaine public et privé des collectivités territoriales se révèle être déterminante. En effet, toute conclusion d’un contrat – un bail commercial ou un bail professionnel – sur le domaine public sera automatiquement requalifiée en convention d’occupation et la commune sera susceptible d’être condamnée à des dommages et intérêts[1]. A contrario, un contrat d’occupation temporaire sur le domaine privé ne sera administratif que s’il présente au moins une « clause caractérisant un rapport de droit public » [2], avec par exemple la présence d’une clause de résiliation unilatérale dans un but d’intérêt général.

Aussi, il faut de se poser la question de l’expansion de la domanialité privée à travers un mouvement de resserrement de la domanialité publique. Et, il convient d’observer un effet de ciseau entre une nouvelle vision de la domanialité publique plutôt paradoxale au regard de la volonté contrariée de réduire le périmètre du domaine public et une extension du domaine privé dans la jurisprudence de manière orthodoxe fondée sur la non-volonté d’affecter à l’usage du public ou d’un service public comme critère.

Le Conseil d’État rappelle ainsi l’importance de la volonté de l’administration d’affecter le bien dans une décision du 2 novembre 2015, Commune de Neuves-Maisons (req. n° 373896). La seule circonstance qu’une parcelle soit empruntée par le public ne suffit ainsi pas à la qualifier de dépendance du domaine public dès lors que la collectivité propriétaire ne l’a pas affectée à cet usage. On peut encore citer la décision du Tribunal des Conflits en date 19 mai 2014[3]  qui considère que « si la parcelle, qui ne fait pas partie du domaine public routier, a fait l’objet d’aménagements paysagers du fait de sa situation en bordure du boulevard de Lezennes, elle n’est affectée ni à l’usage direct du public ni à un service public ; qu’il s’ensuit, ainsi que l’a relevé le juge administratif, qu’elle ne peut être regardée comme faisant partie du domaine public du département du Nord et qu’elle se rattache à son domaine privé ; que la juridiction de l’ordre judiciaire est, dès lors, compétente pour statuer sur la demande du département du Nord ». De même, dans une décision du Conseil d’État [4]celui-ci considère que « si la  » fontaine  » et le chemin étaient accessibles au public et utilisés par certains habitants du village jusqu’au début des années 1970, ainsi qu’il ressort de témoignages au dossier, il ne résulte pas de l’instruction que la commune de Balledent ait manifesté son intention de l’affecter à l’usage direct du public ». En ce sens, plusieurs décisions refusent de reconnaître l’appartenance d’immeubles au domaine public, au motif que le public accueilli se limite aux membres d’associations, cela excluant ainsi que l’on puisse admettre l’existence d’une affectation directe à l’usage du public[5]. S’agissant de l’absence d’affectation au service public, ce mouvement de resserrement repose sur un faisceau d’indices utilisés pour identifier l’existence même du service public, laquelle suppose la volonté de la personne publique d’ériger une activité d’intérêt général en service public[6].

La nouvelle définition du domaine public et privé depuis le 1er juillet 2006 (CG3P)

La ville de Mantes-la-Jolie a connu la définition du service public et de l’aménagement spécial dans une affaire d’ateliers-relais  : «  Si la construction d’ateliers-relais par une commune a pour objet de favoriser son développement économique en complétant ses facultés d’accueil des entreprises et relève donc d’une mission de service public, cette circonstance ne suffit en revanche pas à faire regarder ces ateliers, qui ont vocation à être loués ou cédés à leurs occupants, comme étant affectés, une fois construits, à un service public et, sous réserve qu’ils aient fait l’objet d’un aménagement spécial, à les incorporer de ce seul fait dans le domaine public de la commune[7] ». Le Conseil d’État a considéré que le classement d’un atelier-relais faisait appartenir ce dernier au domaine public : « Considérant que lorsqu’un bien appartenant à une personne publique a été incorporé dans son domaine public par une décision de classement, il ne cesse d’appartenir à ce domaine sauf décision expresse de déclassement.[8] »

Selon le rapport à l’ordonnance n°2006-460 du 21 avril 2006 portant création du code général du domaine public : « Il s’agit de proposer une définition qui réduit le périmètre de la domanialité publique » avec le nouveau critère de « l’aménagement indispensable », même si « l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entrainer le déclassement de dépendances qui appartenaient antérieurement au domaine public et qui, depuis le 1er juillet 2006, ne rempliraient plus les conditions désormais fixées par son article L. 2111-1 en ce sens[9] ».

La domanialité privée est en pleine expansion, puisqu’un ensemble immobilier spécialement aménagé pour la pratique d’activités sportives ne fait par exemple pas partie du domaine public en l’absence d’affectation à un service public[10]. Dans cette affaire, la question était celle du statut d’un ensemble immobilier donné à bail par la commune de Joinville-le-Pont à l’association Aviron Marne et Joinville pour une durée de 79 ans et un loyer d’un euro symbolique en vue d’y exercer la pratique de l’aviron. Le Tribunal des conflits considère que cet ensemble relève du domaine privé de la commune. Nonobstant le caractère d’intérêt général de son activité, l’association titulaire du bail ne peut être regardée comme chargée d’une mission de service public « eu égard à ses modalités d’organisation et de fonctionnement, notamment à l’absence de tout contrôle de la commune et de toute définition par celle-ci d’obligations particulières auxquelles elle serait soumise ».

Il a aussi été constaté qu’un site touristique – la gestion du Moulin d’Alphonse Daudet et du musée qui lui est consacré – appartenait au domaine privé[11].  En effet, en dehors de la fixation des jours d’ouverture au moins pendant la durée des vacances scolaires et de l’obligation de respecter le caractère historique et culturel des sites concernés, la commune n’exerçait de contrôle ni sur le montant des droits d’entrée, ni sur les prix de vente des produits vendus, ni sur les horaires d’ouverture. Elle n’avait, par ailleurs, prescrit aucune obligation relative à l’organisation de visites guidées ou d’activités culturelles, ou à l’accueil de publics particuliers. En outre, la convention conférait à l’exploitant la faculté de la révoquer à tout moment avec un préavis très bref, ce qui aurait été contraire au principe de continuité du service public.

Dans le  même esprit, le juge administratif a considéré que « la commune de Saint-Léger-de-Peyre est propriétaire de parcelles cadastrées D 471 et D 1153 au lieu-dit « les gorges de l’enfer » ; que par une première délibération du 18 février 2007, le conseil municipal a autorisé M. E…, qui exploite à titre individuel une entreprise commerciale sous la dénomination « le club nautique du Gévaudan « , à organiser une activité d’escalade sur ces parcelles et à équiper le site en vue de l’exercice de cette activité » et que « si de 2007 à 2015 les parcelles en litige étaient accessibles au public et non seulement aux clients de M. E…, et notamment si des randonneurs et des pêcheurs pouvaient de manière occasionnelle les traverser, il ne résulte pas de l’instruction que la commune avait décidé d’affecter ces parcelles à l’usage direct du public ; qu’elles n’ont pas davantage été affectées à un service public ni fait l’objet d’un quelconque aménagement à cette fin ; qu’elles n’entraient pas, dès lors, dans les prévisions de l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques ».

De plus, le juge administratif a reconnu qu’un « volume d’air » surplombant un parc de stationnement appartenant au domaine public appartenait au domaine privé[12]. Et pourtant, s’agissant de l’aménagement indispensable, le Conseil d’État a jugé que les « ouvrages nécessaires au fonctionnement du service public » sont « ainsi constitutifs d’aménagements indispensables à l’exécution des missions de ce service[13] ».

On peut se demander si l’affectation au service public, n’est à nouveau pas prédominante dans la reconnaissance du domaine public par rapport au critère de l’aménagement indispensable dans plusieurs cas.

« Les locaux en cause, à l’origine à usage d’entrepôts frigorifiques et aujourd’hui à usage d’ateliers, présentent des caractéristiques, des dimensions et des volumes adaptés à l’exercice d’activités artistiques et culturelles, et ont fait l’objet d’aménagements indispensables [14] » ;

« Le terrain litigieux a été mis à la disposition de la communauté urbaine Lille Métropole par la commune de Lezennes et est affecté au service public de l’assainissement ; que se trouve notamment sur ce terrain une trappe d’accès à un siphon en activité ; que le terrain est en outre fermé à clé par un portail métallique ; qu’ainsi, et contrairement à ce que soutient Mme A…, le terrain en cause, affecté au service public et ayant fait l’objet d’un aménagement indispensable, fait partie du domaine public[15] » ;

– « Que la commune de Langlade a décider par délibération de son conseil municipal du 5 avril 2018, de créer un service public d’accueil de la petite enfance et d’affecter à ce service public, à compter du 2 août 2018, les locaux communaux mis à la disposition de l’association Les Familles A… B… C… du Gard, qui disposait d’un titre pour les occuper jusqu’au 1er août 2018. Ces locaux, dans lesquels l’association exploitait une crèche et une halte-garderie, disposaient déjà des aménagements indispensables à l’activité de service public dont la création avait été décidée[16] ».

Alors que dans des affaires récentes, c’est bien une définition de l’absence d’aménagement indispensable qui est utilisée pour infirmer la domanialité publique et que cette jurisprudence orthodoxe est celle qui doit prédominer.

 Les travaux d’aménagement dans le bâtiment n’ont été réalisés qu’en vue de le mettre en conformité aux normes en vigueur et n’ont donc pas eu pour effet de l’incorporer dans le domaine public communal[17] ;

– « Des aménagements, sous la forme exclusive de panneaux d’information, leur nature et leur importance ne permettent pas de les considérer comme des aménagements spécialement adaptés à l’exploitation du service public ; que, par suite, le site de  » la carrière des plombs et des peupliers  » ne peut être regardé comme appartenant au domaine public départemental [18] » ;

– « Cette exploitation agricole, qui comprend notamment un poulailler de 9 000 poules pondeuses, une laiterie, une bergerie pour un cheptel de 200 brebis berrichonnes, ne présente aucune spécificité la distinguant d’une exploitation agricole privée et n’a fait l’objet d’aucun aménagement en vue de l’accueil des élèves de l’établissement de Montoire. Elle ne saurait, dès lors, être regardée comme ayant fait l’objet d’aménagements indispensables[19] » ;

– Dans une maison des associations l’aménagement de ces locaux par l’installation d’un point d’accueil et d’orientation ne constitue pas « un aménagement indispensable ». « Ce point d’accueil et d’orientation avait pour seul objet l’accueil téléphonique ainsi que l’information et l’orientation des personnes reçues dans les bureaux. En le regardant comme un aménagement indispensable à l’exécution des missions des services municipaux de la culture, du sport et de la petite enfance installés dans les lots en cause, de nature retirer à ceux-ci leur caractère de biens immobiliers à usage de bureaux exclus du régime de la domanialité publique par les dispositions précitées de l’article L. 2211-1 du code général de la propriété des personnes publiques, le tribunal administratif a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis[20]».

En l’espèce, compte tenu de la fonction limitée du point d’accueil, les locaux en cause ne sont pas regardés comme ayant perdu leur caractère d’immeubles de bureaux du point de vue de l’accueil du public.

Un resserrement observé également pour les biens appartenant au domaine public affecté à l’usage direct du public avec l’adjonction du critère de « l’aménagement nécessaire » et de la volonté d’affecter le bien à cet usage pour les biens entrés dans le domaine public antérieurement à l’entrée en vigueur du CG3P.

En effet, le juge administratif a considéré dans sa décision du 5 décembre 2016 (req. n° 401013) qu’en « se fondant sur la simple accessibilité physique de la parcelle en cause et sur le fait qu’un stationnement occasionnel était possible, toléré et constaté, pour en déduire son affectation à l’usage direct du public, le tribunal administratif s’est fondé sur une situation de fait sans rechercher si la commune pouvait être regardée comme ayant manifesté sa volonté d’affecter cette parcelle à l’usage direct du public, notamment en réalisant un aménagement nécessaire à cet usage ».

Depuis des jurisprudences récentes, la domanialité publique et privée peuvent coexister au sein d’une même propriété publique. 

En effet, des accès séparés permettent la division domaniale entre domaine public et privé au sein d’un même immeuble, dans sa définition antérieure au 1er juillet 2006, date d’entrée en vigueur du CG3P.

L’arrêt de principe du Conseil d’État du  28 décembre  2009, SARL Brasserie du théâtre[21] considère « qu’il ressort des pièces du dossier que l’accès aux locaux mis à la disposition de la SARL Brasserie du théâtre s’effectue par une entrée située directement sur la rue et distincte de celle du théâtre municipal de Reims ; que si, en vertu de la convention conclue le 17 mai 1991 avec la commune de Reims, cette société bénéficie du droit exclusif de vendre pendant les représentations théâtrales des rafraîchissements et des produits comestibles au buffet du premier étage du théâtre ainsi qu’à la buvette des deuxièmes galeries, aucune stipulation de cette convention ne lui fait obligation d’assurer ces prestations ; que la convention ne contient pas davantage de stipulations lui imposant pour les jours ou les horaires d’ouverture de ses locaux des sujétions liées aux spectacles donnés dans le théâtre ; que si ces locaux sont situés dans le même immeuble que le théâtre municipal et si la société dispose de communications internes permettant de fournir les prestations qu’elle décide d’assurer au buffet ou à la buvette du théâtre, ces seules circonstances ne permettent pas de les regarder comme l’un des éléments de l’organisation d’ensemble du théâtre et par suite comme étant affectés au service public culturel de la commune de Reims ou comme un accessoire du domaine public communal ».

L’accès séparé permet de faire coexister domaine privé – la brasserie – et domaine public – le théâtre – au sein d’un même immeuble.

Notons qu’au sein de la domanialité privée, sérieusement en expansion, les biens sont soumis à des régimes particuliers dans lesquels la place des règles de droit commun et des règles exorbitantes varie. L’appartenance au domaine public étant elle, circonscrite à la volonté d’affecter le bien au service public ou à l’usage direct du public.

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[1] CE, 17 juin 2005, Société Hostellerie Château de Nyer, n° 263846

[2] TC, 13 octobre 2014, SA Axa France IARD, n° C3963

[3] T. Confl., 19 mai 2014, n° 3942, Département du Nord

[4] CE, 21 juin 2017, n° 406567, Commune de Balledent

[5] TC, 13 octobre 2014, Sté. AXA France IARD c/ MAIF BJCP 2015, p. 11, concl. F. Desportes V. aussi CE, 23 janvier 2020, req. n° 430192, Sté JV Immobilier. Dr. adm. 2020, comm. 23, note Ph. Hansen.

[6] CE, 22 février 2007, APREI, n° 264541. On a ainsi pu constater que certaines juridictions ont fait une application directe de la jurisprudence APREI pour caractériser l’affectation d’un immeuble au service public (pour une illustration, voir CAA Lyon, 2 septembre 2019, n° 17LY02937, Commune de Sens : Contrats-Marchés publ. 2019, comm. 351, note P. Soler-Couteaux).

[7] CE, SSR, 11 juin 2004, req. n° 261260

[8] CE, 26 mars 2008, Commune de St Denis de la Réunion

[9] CE, 3 octobre 2012, Commune de Port-Vendres, req. n° 353915

[10] TC, 13 octobre 2014, req. n° 3963, Société AXA France IARD c/ MAIF

[11] CAA Marseille, 29 mai 2017, req. n° 16MA04745, B. c/ Commune Fontvieille

[12] TA Dijon, 30 oct. 2018, req. n° 1702117- CAA Lyon, 22 nov. 2020, C. c/ Cne Chalon-sur-Saône, n° 18LY04739.

[13] CE, Ass., 21 décembre 2012, Commune de Douai, req. n° 342788

[14] CAA Paris, 26 septembre 2017, Mitrofanoff, req. n° 16PA01540

[15] CE, 5 mars 2014, req. n° 372422

[16] CE, 22 mai 2019, req. n°423230

[17] CAA Lyon, 22 juin 2017, Liegeon, req. n° 15LY01254

[18] CAA Douai, 24 septembre 2013, req. n° 12DA00572

[19] CE, 28 avril 2017, req. n° 400054

[20] CE, 23 janvier 2020, req. n° 430192

[21] Req. n° 290937