Marchés publics et contrefaçon

La réforme des CCAG, un art de l'exécution

Malvina Mairesse
Avocat
H2O Avocats

Selon la jurisprudence, la contrefaçon est caractérisée, indépendamment de toute faute ou mauvaise foi, par la reproduction, la représentation ou l’exploitation d’une œuvre de l’esprit en violation des droits de propriété intellectuelle qui y sont attachés. Il peut s’agir d’une marque, d’un modèle, d’un brevet, d’un droit d’auteur, d’un logiciel, d’un circuit intégré ou d’une obtention végétale.

L’action en contrefaçon désigne alors l’action dont dispose le titulaire dudit droit contre celui qui y porte atteinte. Une telle action est soumise à un régime juridique particulier, dont les règles figurent essentiellement dans le code de la propriété intellectuelle (CPI).

Le titulaire du droit pourra agir sur le terrain civil contre l’auteur des actes de contrefaçon[1]. Il pourra aussi agir au pénal, dès lors qu’il s’agit d’un délit, sanctionné comme tel[2].

Le présent article examine les différentes hypothèses dans lesquelles la contrefaçon peut pénétrer le champ de la commande publique, en analysant le sujet notamment sous l’angle procédural.

SUPPOSÉE CONTREFAÇON DE LA PART DE L’ATTRIBUTAIRE

Un tel argument peut être invoqué par un candidat évincé, lors d’un référé précontractuel ou encore au fond.

Référé précontractuel

Un candidat évincé peut suspecter l’attributaire d’être contrefaisant et décider de soulever l’argument en référé précontractuel[3].

Le moyen sera toutefois difficile à faire prospérer.

  • Le juge peut considérer que ce moyen ne relève pas d’un manquement aux règles de publicité et de mise en concurrence, l’égalité de traitement n’étant, au surplus, pas méconnue (TA Paris, Ord., 17 novembre 2019, n°0917164).
  • Le juge peut considérer que ce n’est pas un motif pour qualifier l’offre de l’attributaire comme irrégulière[4], la législation sur les brevets n’étant pas méconnue (TA Lyon, Ord., 17 février 2017, n° 1700413).
  • Il faudra aussi prouver que le candidat évincé a été lésé par ce manquement (par exemple que le requérant aurait eu une meilleure note technique si l’offre de l’attributaire n’avait pas été contrefaisante), ce qui peut être délicat (TA Bordeaux, Ord., 28 juillet 2009, n° 0902749).

Contentieux au fond

L’action pourra sans doute plus facilement porter devant le juge du fond.

Il convient toutefois de noter que, dans un arrêt du 7 juillet 2014[5], le Tribunal des conflits faisant application des dispositions de l’article L. 331-1 du CPI, a considéré qu’une action en responsabilité contractuelle intentée par un requérant invoquant la méconnaissance de ses droits de propriété intellectuelle par un acheteur public relève de la compétence des juridictions judiciaires, alors même qu’un marché public – qui entraîne en principe la compétence du juge administratif – est en cause.

Jusqu’alors, une telle action alléguant que l’offre retenue était contrefaisante avait souvent avortée,  sur le plan procédural, devant le juge administratif.

  • La société requérante, pourtant candidat évincé, n’ayant pas intérêt à demander l’annulation du marché querellé de fourniture de mobiliers urbains (TA Pau, 9 novembre 2009, n° 0701518).
  • L’éventuelle contrefaçon d’un brevet étant étonnement « sans incidence sur la légalité du marché en litige» : l’offre était donc conforme aux exigences du marché de vêtements professionnels pour le personnel technique (CAA Marseille, 13 février 2012, n°09MA02600).
  • Le juge refusant de surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge judiciaire se prononce, considérant que la contrefaçon n’était en l’espèce pas établie et que l’acheteur était seulement tenu de « vérifier que la société attributaire détenait les droits sur ce logiciel» (TA Paris, 16 juin 2015, n° 1413100).

Il en est désormais autrement : un candidat évincé peut utilement soutenir, pour contester la validité d’un marché public, que celui-ci a été conclu en violation d’un droit de propriété intellectuelle[6]. Toutefois, compte tenu de la compétence réservée à la juridiction judiciaire en la matière[7], le tribunal administratif doit surseoir à statuer dans l’attente de la décision du juge judiciaire sur l’existence éventuelle d’une contrefaçon.

Une fois saisi, le juge judiciaire appréciera par exemple :

  • la nullité alléguée des opérations de saisie-contrefaçon
  • l’existence d’une éventuelle contrefaçon et/ou d’actes de concurrence déloyale ou de parasitisme
  • la violation des engagements contractuels
  • l’évaluation du préjudice
  • le comportement procédural fautif
  • l’éventuel dénigrement.

CONTREFAÇON ALLEGUÉE DE LA PART DE L’ACHETEUR

Même si cela est plus rare, les acheteurs peuvent eux-mêmes être poursuivis pour contrefaçon.

En cas d’utilisation sans autorisation

Plusieurs acheteurs ont été poursuivis pour exploitation irrégulière de photographies, plans, méthodologies, films ou encore atteinte à la sonorité des cloches[8]. Certaines des décisions rendues ont d’ailleurs permis de clarifier la répartition des compétences entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire[9].

Des éditeurs de logiciels ont aussi pu se rendre compte, à la suite d’un audit, que certains acheteurs ne respectaient pas les conditions d’utilisation de leur logiciel (nombre de licences, modalités d’octroi de nouvelles licences ou encore durée de jouissance des licences). En effet, au terme du contrat, l’acheteur ne peut continuer à utiliser les logiciels, ce que le juge administratif a pu sanctionner, à l’époque au titre de l’enrichissement sans cause, tout en minorant la demande d’indemnisation au regard du retard fautif de l’éditeur à demander l’arrêt de l’utilisation de son produit[10].

Aujourd’hui, compte tenu de la répartition des compétences susvisée, le juge judiciaire est compétent pour apprécier la méconnaissance par un acheteur de droits de propriété intellectuelle[11] ou encore pour interpréter les stipulations d’un marché public[12].

Il lui appartiendra alors de statuer notamment :

  • sur l’originalité du logiciel, la violation par l’acheteur des termes de la licence, sa responsabilité contractuelle (voir un exemple récent : CA Aix-en-Provence, 27 octobre 2022, n°1907511) ;
  • sur le fondement de l’action intentée par l’éditeur à l’encontre du licencié : une telle action relève t-elle du régime de responsabilité contractuelle ou délictuelle ? (voir par exemple l’affaire Oracle/AFPA : CA Paris, 10 mai 2016, n°14/25055, le pourvoi en cassation ayant été rejeté : 1ère civ., 20 septembre 2017, n°16-20.148). Des débats sont toujours en cours devant le juge judiciaire sur cette intéressante question.

En cas de dossier de consultation contrefaisant

Peut également être poursuivi un acheteur qui :

  • publie un projet architectural ou fournit des plans qui peuvent être protégés (CAA Paris, 22 novembre 2013, n° 11PA04216[13]; CAA Versailles, 30 avril 2015, n°13VE00493) ;
  • lance une nouvelle consultation en utilisant, sans autorisation, des éléments protégés appartenant au titulaire précédent (CA Aix-en-Provence, 19 avril 2018, n° 15/14362[14]).

Un acheteur peut aussi voir sa responsabilité engagée lorsqu’il incite les candidats à méconnaître des droits de propriété intellectuelle, en amenant par exemple les candidats à imiter des modèles protégés. Dans ce cas, il peut en effet être poursuivi pour contrefaçon « puisque la violation [a]  été commise à son instigation et à son profit »[15].

Tel est le cas lorsque :

  • le CCTP se réfère expressément à des droits protégés (exigence correspondant un modèle déposé par exemple), obligeant les candidats à être contrefaisants[16]. Cela a notamment été le cas dans l’affaire dite des columbariums[17];
  • de façon plus subtile, lorsque le CCTP, sans se référer à des brevets détenus par un candidat, vise des techniques protégées et dont une seule société est détentrice (voir par exemple CAA Paris, 23 mars 2015, n°13PA04255, annulé par CAA Paris, 23 mai 2016, n°15PA02272).

Les acheteurs sont alors sanctionnés au motif que les spécifications techniques ont pour effet de restreindre la concurrence entre les candidats et de favoriser la société titulaire des droits. 

« L’imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu’elles sont naturelles ». Réflexions ou Sentences et Maximes morales (1664) de La Rochefoucauld

[1] Articles L.331-1 à L.331-4 du CPI (propriété littéraire et artistique), articles L 521-1 à 13 du CPI (dessins et modèles) et articles L. 615-1 à L. 615-10 du CPI (brevets) – Régime spécifique pour les marchés de la défense (article L. 615-10 du CPI)

[2] Les peines encourues, au principal, sont prescrites par les articles L. 335-2 (propriété littéraire et artistique), L. 521-10 (dessins et modèles) et L. 615-14 (inventions) du CPI qui disposent que toute atteinte est punie de 3 ans d’emprisonnement et de 300 000 € d’amende et que, lorsque le délit a été commis en bande organisée ou sur un réseau de communication au public en ligne ou lorsque les faits portent sur des marchandises dangereuses pour la santé, la sécurité de l’homme ou l’animal, les peines sont portées à 7 ans d’emprisonnement et à 750 000 euros d’amende. Voir aussi article L. 615-13 pour les peines applicables en violation de l’interdiction de divulgation et d’exploitation décidées par le ministère de la Défense

[3] Voir Cass. com., 4 décembre 2012, n° 11- 27325, affaire dans laquelle la société évincée a bloqué, sans motif valable, le processus de notification d’un marché de la DGA (ministère de la défense) au motif que le système proposé par l’attributaire lui paraissait être une contrefaçon des brevets dont elle était copropriétaire

[4] Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu’elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable (article L.2152-2 du code de la commande publique)

[5] T. confl., 7 juillet 2014, n° C3954 

[6] À titre d’illustration, voir l’affaire jugée par le TA Lyon, 24 mai 2022, Société Biomediqa n°1704873 : après que le tribunal judiciaire a débouté la requérante de son action en contrefaçon, le juge administratif a rejeté, au fond, sa requête en annulation du marché de dispositifs de report de signalisation d’émission de rayons X

[7] T. confl., 9 décembre 2019, n° C4169 (affaire Biomediqa) : « Lorsqu’elle est saisie par un tiers au contrat de conclusions contestant la validité d’un marché public, la juridiction administrative n’a pas compétence pour se prononcer sur le moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du marché, en tant qu’elle porterait atteinte aux droits de propriété intellectuelle de ce tiers, et il lui incombe de ne statuer qu’après la décision du tribunal de grande instance compétent, saisi à titre préjudiciel, sur l’existence de la contrefaçon ; qu’elle a, en revanche, seule compétence pour se prononcer, ensuite, sur les autres moyens d’annulation et, si elle constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, pour en apprécier l’importance et les conséquences. »

[8] CAA Lyon, 5 avril 2012, Société Fonderie des cloches Paccard, n°10LY02298 et pour un exemple récent : CA Aix en Provence, 15 décembre 2022, n°2022/361

[9] T. confl., 2 mai 2011, Société d’équipements industriels urbains, n°C3770 ; T. confl., 7 juillet 2014, n° C3954 

[10] CAA Douai, 3 mai 2005, CNAMTS c/ Bull n° 03DA00786 ; CE, 21 novembre 2007, IBM / Agence de l’eau Loire-Bretagne, n° 262908

[11] CAA Versailles, 18 janvier 2007, SARL Businessline/ CANAM, n° 04VE02885 : arrêt dans lequel le juge avait déjà relevé l’incompétence du juge administratif s’agissant d’un marché public de droit privé

[12] CAA Nancy, 8 décembre 2016, n°15NC01978

[13] La Cour va cependant estimer, dans cette affaire, que les dessins des façades et les plans versés au dossier ne présentaient pas un caractère d’originalité suffisant pour constituer une œuvre de l’esprit. Voir dans le même sens TA Caen, 12 mai 2009, n°0802291, affaire dans laquelle le juge administratif considère qu’un projet de cahier des charges ne présente pas un caractère original de nature à donner naissance à des droits de propriété intellectuelle.

[14] Dans cet arrêt, la Cour rejette l’appel, le contrat étant régi par l’option A du CCAG-PI de 1978 qui prévoit la libre utilisation par la personne publique des résultats des prestations

[15] B.Warusfel, « Propriété intellectuelle et marchés publics », CP-ACCP, n° 35, juillet-août 2004, p. 40

[16] La mairie de Paris ne pouvait de bonne foi proposer la fabrication d’un modèle de poignée de cercueils qu’elle savait déposé (Cass. com, 2 juillet 2002, n°98-21517) – Commet un acte de contrefaçon de modèle l’acheteur qui, en parfaite connaissance de cause, fait réaliser à moindre coût une copie quasi-servile du modèle de barrière qui venait de lui être proposé par autre société (CA Caen, 6 décembre 2012, n°2011/01771)

[17] TA Melun, Ord., 10 janvier 2013, n°1209294, TA Melun, 18 septembre 2013, n° 1105865 et TA Melun, Ord., 14 mars 2014, n° 1401919