Réaffirmation de la théorie de l’imprévision dans les contrats administratifs

Camille Lucet
Avocate Counsel
Ginkgo Avocats

En cas de bouleversement temporaire de l’équilibre du contrat, la personne publique est tenue de verser une indemnité à son cocontractant. Encore faut-il toutefois que l’événement à l’origine de ce bouleversement puisse être qualifié d’imprévisible et d’extérieur aux parties, et que le contractant ait poursuivi l’exécution du contrat.

Ces principes sont désormais codifiés au 3° de l’article L. 6 du code de la commande publique.

Née à l’occasion du célèbre arrêt Gaz de bordeaux de 1916[1], cette théorie d’origine prétorienne a connu très peu d’illustrations positives en jurisprudence et, de manière plus générale, a plutôt rarement été mobilisée au contentieux.

La crise du COVID en 2020 puis l’engagement de la guerre en Ukraine et ses conséquences sur la pénurie de matières premières a généré un regain d’intérêt pour son application[2].

L’imprévision a été officiellement réaffirmée tant par le gouvernement, à l’occasion de deux circulaires adoptées respectivement en mars et septembre 2022[3], que par le Conseil d’État, qui a rendu un avis remarqué le 15 septembre 2022[4].

L’intérêt de la théorie de l’imprévision

Pour le cocontractant de la personne publique : la mise en œuvre de l’imprévision permet l’obtention d’une indemnité, ayant pour objet de compenser une partie des charges supplémentaires supportées, généralement qualifiées d’extracontractuelles, parce que non prévues lors de la conclusion du contrat.

Pour la personne publique : la finalité est de permettre la « survie » du contrat. À l’origine conçue pour permettre la poursuite du contrat dans l’intérêt du service public, la théorie a rapidement été étendue à l’ensemble des contrats dans lesquels le cocontractant assure une mission d’intérêt général, allant ainsi au-delà des seules concessions de service.

Les conditions cumulatives permettant au cocontractant de faire jouer la théorie de l’imprévision

Il faut en premier lieu que soit caractérisé un événement imprévisible. Il peut s’agir d’un évènement de toute nature (guerre ou conflit, augmentation du prix des matières premières sur le marché international, phénomènes naturels…), qui présente un caractère exceptionnel, c’est-à-dire que les parties ne pouvaient raisonnablement anticiper lors de la signature du contrat.

Il faut en deuxième lieu que cet événement soit extérieur aux parties, c’est-à-dire non imputable à l’une d’entre elles.

Il faut encore que l’événement entraine un bouleversement de l’équilibre du contrat, c’est-à-dire qu’il faut établir l’existence d’un véritable déficit d’exploitation, une simple baisse du chiffre d’affaires est insuffisante car le cocontractant doit assumer sa part de risque. Il n’existe pas de seuil, le bouleversement est analysé au cas par cas. À noter sur ce point que la circulaire du 29 septembre 2022 ne mentionne plus les exemples de seuils qui étaient mentionnés par celle du 30 mars 2022[5].

Il faut enfin que le bouleversement présente seulement un caractère temporaire. Autrement dit, la poursuite de l’exécution du contrat par le cocontractant est une condition, à défaut il ne peut y avoir d’indemnité. Le bouleversement ne doit pas être permanant, sous peine que l’évènement présente alors les caractéristiques de la force majeure.

L’imprévision ne doit pas être confondue avec des notions voisines

La théorie de l’imprévision se distingue en particulier de quatre notions voisines avec lesquelles elle ne doit pas être confondue avec :

  • La force majeure évoquée ci-dessus, qui constitue un événement imprévisible, extérieur aux parties et qui empêche la poursuite du contrat. L’imprévision régissant une situation provisoire, si le bouleversement de l’équilibre économique devient permanent, l’imprévision devient un cas de force majeure justifiant la résiliation du contrat[6].
  • Le fait du prince, théorie faisant écho à l’adoption d’un acte par le cocontractant public n’intervenant pas en cette qualité mais en tant que Puissance Publique, imprévisible, qui porte atteinte aux éléments essentiels du contrat.
  • Les sujétions techniques imprévues, théorie propre aux marchés de travaux, liée à l’existence d’une difficulté purement technique, exceptionnelle, imprévisible, extérieure aux parties.
  • Les circonstances imprévues[7], qui constituent des circonstances imprévisibles permettant de modifier le contrat selon les règles prévues par le code de la commande publique, sans notamment que la démonstration d’un bouleversement du contrat soit exigée.

Quelle articulation avec les règles de modification des contrats prévues par le code de la commande publique ?

La théorie de l’imprévision se distingue conceptuellement des règles de modification des contrats de la commande publique, notamment parce qu’elle a été élaborée dans une logique de continuité du service public ou plus largement de préservation de l’intérêt général, alors que les règles de modification des contrats de la commande publique sont intimement liées aux exigences de mise en concurrence desdits contrats.

Comme l’a clairement exprimé le Conseil d’État dans son avis du 20 septembre 2022, « le droit à indemnité que détient l’entrepreneur au titre de l’imprévision […] n’est pas remis en cause par les dispositions issues des directives [européennes] du 26 février 2014 encadrant la modification »[8]

Concrètement, lorsque survient un évènement imprévu bouleversant l’équilibre du contrat, les parties disposent donc de deux options.

Soit elles se placent dans le champ du code de la commande publique[9] pour organiser contractuellement par voie d’avenant les modalités d’évolution du contrat (conditions financières et/ou conditions d’exécution du contrat). Elles devront alors respecter les règles du Code, notamment de plafonnement de l’indemnité.

Soit elles se placent dans le champ de l’imprévision pour définir par un contrat ad’hoc l’indemnité à verser pour la période de bouleversement sans toucher aux conditions d’exécution du contrat. Le montant de l’indemnité n’est pas plafonné. En revanche une partie des pertes subies (en général entre 5 % et 25 %[10]) est forcément laissée à la charge du contractant.

De quelle manière « formaliser » l’indemnité ?

Il est recommandé de conclure une « convention d’indemnisation » indépendante du contrat lui-même, qui portera uniquement sur l’indemnité versée, sans renégociation des conditions du contrat[11]. Il faudra dans ce cadre bien veiller à ce que la convention ait pour seul objet le traitement de l’imprévision, et qu’elle ne fasse pas référence aux éventuelles clauses de « revoyure » ou de « rendez-vous » prévues audit contrat afin d’éviter toute assimilation aux mécanismes de modification contractuellement prévus.

Dans les faits, le cocontractant sollicite une indemnité d’imprévision, et les parties se mettent ensuite d’accord sur le montant de l’indemnité, lequel est reporté dans la convention d’indemnisation.

En l’absence d’accord contractuel ou si l’accord est insuffisant pour éviter le bouleversement du contrat, le cocontractant saisit le juge du contrat, lequel pourra seulement statuer sur l’indemnité (il ne peut ni modifier les stipulations du contrat ni les obligations contractuelles).

Si le bouleversement devient permanent, empêchant ainsi la poursuite du contrat, les parties devront envisager sa résiliation.

L’imprévision a ainsi été réaffirmée et les contours en ont été précisés. Reste à savoir si cette réaffirmation théorique sera suivie d’applications positives en jurisprudence et dans quelles proportions, au vu des conditions étroites de mise en œuvre.

En ce qui concerne en tous cas les impacts du COVID 19 et de la guerre en Ukraine sur l’activité des concessionnaires et titulaires de marchés, les juridictions du fond ont récemment eu l’occasion de l’admettre dans plusieurs affaires.

C’est ainsi par exemple, que le tribunal administratif de Dijon a condamné la ville de Dijon à verser une indemnité de 1 500 000 € à l’association Dijon Congrexpo, titulaire de la DSP portant sur l’exploitation du centre des expositions et des congrès[12].

Dans le même sens, le tribunal administratif de Rouen a condamné le Groupe hospitalier du Havre à verser une indemnité de 1 250 000 € à la société Dalkia, titulaire d’un marché de prestations liées à l’exploitation des installations de chauffage[13].

[1] CE 30 mars 1916, Cie générale d’éclairage de Bordeaux, n°59928.

[2] V. not. TA Nice, 31 octobre 2023, n°2103109 à propos du contrat de partenariat portant sur le stade de Nice « Allianz Riviera ».

[3] Circulaire n°6338/SG du 30 mars 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières, abrogée et remplacée par la circulaire n° 6374/SG du 29 septembre 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières et abrogeant la circulaire n°6338/SG du 30 mars 2022.

[4] Avis CE 15 sept. 2022 relatif aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision, n°405540

[5] La circulaire n°6338/SG du 30 mars 2022 indiquait que la condition du bouleversement n’est généralement remplie que lorsque le surcoût atteint environ 1/15e du montant initial du marché ou de la tranche. Ajoutant qu’à titre d’exemple, une augmentation supérieure à 7 % du coût d’exécution des prestations avait permis la qualification de bouleversement, alors qu’une augmentation de l’ordre de 3 % a été jugé comme n’ayant pas bouleversé l’équilibre du contrat.

[6] CE 9 décembre 1932, Cie des tramways de Cherbourg, n°89655

[7] Article R. 2194-5 code de la commande publique en matière de marchés public ; article R. 3135-5 en matière de contrats de concession.

[8] Avis CE préc. 15 sept. 2022 relatif aux possibilités de modification du prix ou des tarifs des contrats de la commande publique et aux conditions d’application de la théorie de l’imprévision, n°405540

[9] Articles R. 2194-5 (marchés public) et R. 3135-5 (concessions).

[10] Ces pourcentages sont visés dans la circulaire préc. n°6374/SG du 29 septembre 2022.

[11] V.  sur la notion de convention d’indemnisation et la portée de cette convention, l’Avis CE 15 septembre 2022 n°405540

[12] TA Dijon 25 janvier 2024, n°2102179

[13] TA Rouen 27 octobre 2023, n°2202442