La commande publique face à la crise sanitaire : retour sur l’ordonnance du 25 mars 2020

Laure Bédier
Directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers


Qu’est-ce qui a motivé l’adoption de cette ordonnance ?

Dans le domaine de la commande publique, le Gouvernement a rapidement pris la mesure de l’impact du Covid-19 sur les entreprises. Dès le 28 février, le ministre de l’économie et des finances a invité les grands donneurs d’ordre de « faire preuve de solidarité vis-à-vis de leurs fournisseurs et des sous-traitants, ceux qui pourraient avoir de plus en plus de mal à s’approvisionner et à respecter les délais de livraison ». La Direction des affaires juridiques des ministères économiques et financiers a très vite mis en ligne sur son site un rappel du cadre juridique existant pour accompagner les acheteurs dans la passation et l’exécution des marchés publics en situation de crise sanitaire. La Direction des achats de l’État a également diffusé des recommandations aux principaux acheteurs de l’État et de ses établissements publics pour soutenir l’activité des entreprises, et tout particulièrement des PME.

Le code de la commande publique et les cahiers des clauses administratives générales proposent en effet des outils permettant aux acheteurs de faire face à des circonstances imprévues. Il est également possible de mobiliser les théories de la force majeure et de l’imprévision.

Toutefois, l’ampleur et l’urgencede la situation appelaient la mise en place d’un cadre juridique spécifique afin de répondre aux inquiétudes des opérateurs économiques et des autorités contractantes confrontés à des problématiques inédites.

Si le texte donne de la souplesse sur les procédures en cours, il s’agissait avant tout de trouver des solutions en cas de difficultés dans l’exécution des contrats que les règles générales, issues des textes ou de la jurisprudence, ne pouvaient régler dans l’urgence. L’ordonnance n’a toutefois pas l’ambition de couvrir tous les cas de figure qui peuvent se présenter. Dans ce cas, les solutions classiques gardent toute leur pertinence.

Pouvez-vous nous apporter des précisions sur le champ d’application de ce texte, notamment sur la notion de « contrat public » ?

Le législateur a habilité le gouvernement à intervenir non seulement dans le champ des contrats de la commande publique, qui sont clairement identifiables, mais aussi, d’une façon plus large, dans celui des contrats publics, termes qui n’ont pas manqué de susciter des interrogations  sur leur contenu exact.

La notion de contrats publics est plus large que celle de contrat administratif puisqu’elle englobe certains contrats de droit privé passés par des entités qui ne sont pas des personnes morales de droit public, mais qui appartiennent néanmoins à ce que l’on peut appeler la « sphère publique », c’est-à-dire les structures qui répondent à la définition de l’organisme de droit public au sens du droit de l’Union européenne et qu’on retrouve dans la définition du pouvoir adjudicateur du code de la commande publique. L’ordonnance n’a néanmoins pas vocation à s’appliquer à tous les contrats passés par ces structures et le vocable utilisé dans ses dispositions permet de saisir sans difficulté le champ d’application de chacune d’entre elles.

L’extension de l’ordonnance aux contrats publics permet également d’inclure dans son champ les contrats de la commande publique qui ont été passés et conclus en application des textes antérieurs à l’entrée en vigueur du code de la commande publique et qui, de ce fait, ne sont pas « soumis » à ce code. A l’inverse, les contrats qui sont passés en application du code de la commande publique en vertu d’une disposition spécifique, comme par exemple certains marchés passés par les sociétés concessionnaires d’autoroute, ne sont pas à proprement parlé « soumis » au code de la commande publique et, sauf à ce qu’ils soient des contrats publics, ne relèvent pas de l’ordonnance.

Quels sont les objectifs poursuivis par l’ordonnance ?

L’ordonnance poursuit deux objectifs : aider les entreprises titulaires de contrats publics à faire face aux difficultés financières qu’elles rencontrent du fait du ralentissement, voire de l’arrêt de leur activité, et permettre aux autorités contractantes de pouvoir s’approvisionner et assurer la continuité de l’action publique.

Les mesures de soutien aux entreprises

La priorité de la loi d’urgence était d’éviter que les entreprises ne se retrouvent dans une situation financière catastrophique. Il fallait donc anticiper les difficultés de trésorerie des opérateurs économiques et proposer des solutions temporaires

Il est ainsi prévu, d’une part, de permettre aux acheteurs de verser aux entreprises des avances supérieures au maximum de 60% autorisé par le code sans qu’elles soient tenues de constituer une garantie à première demande. Cette faculté est ouverte pour les nouveaux contrats, mais aussi pour les contrats en cours. L’ordonnance autorise en effet expressément que le taux et les conditions de versement des avances puissent être modifiées en cours d’exécution. On peut même envisager qu’une entreprise qui aurait renoncé à l’avance au moment de la conclusion du marché sollicite son versement compte tenu des circonstances.

D’autre part, en cas de suspension d’un marché à prix forfaitaire, l’échéancier de paiement des prestations doit être respecté. Cela ne signifie pas que l’acheteur doit payer immédiatement l’intégralité du prix du marché. Seuls les paiements dont le montant et la date ont été fixés dans le contrat doivent être honorés. Il s’agit clairement d’une dérogation à la règle du service fait pendant la période de suspension. À l’issue de celle-ci, les parties devront s’entendre sur les modalités de la régularisation au regard des prestations qui auront été effectivement exécutées et de ce qui doit ou peut encore être exécuté. Prenons l’exemple d’un marché de nettoyage : les prestations payées en mars, avril et mai alors que le bâtiment est fermé ne peuvent plus être effectuées après le déconfinement ; les sommes versées pendant la suspension seront déduites du paiement des prestations effectuées ultérieurement. Si la durée du contrat n’est pas suffisante pour que le solde du marché reste positif, le titulaire pourra être contraint au remboursement du trop-perçu.

Enfin, lorsque l’exécution d’une concession est suspendue – par décision du concédant ou du fait d’une mesure de police telle que la fermeture administrative de certaines structures – le concessionnaire peut interrompre le versement des sommes qu’il doit à l’autorité concédante, comme les droits d’entrée ou les redevances domaniales. La suspension du paiement des redevances a d’ailleurs été étendue à tous les contrats portant occupation du domaine public par l’ordonnance du 22 avril 2020.

Mais l’ordonnance  a également pour objet de protéger les titulaires de contrats publics contre les sanctions prévues par le contrat : elle prévoit qu’en cas de difficultés d’exécution directement liées à l’épidémie, ces titulaires bénéficient de reports de délais et les éventuels retards dans l’exécution des prestations ou la remise de documents ne peuvent donner lieu à des pénalités de retard. Elle précise également les conditions d’indemnisation du titulaire lorsque l’autorité contractante est amenée à modifier les conditions d’exécution du contrat, à annuler les prestations, voire à résilier le contrat du fait de l’épidémie.

Toutes ces mesures sont favorables aux entreprises, puisqu’elle s’applique nonobstant d’éventuelles stipulations contractuelles contraires. Néanmoins, elles ne peuvent être mises en œuvre que si elles s’avèrent nécessaires pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter sa propagation.

Assurer la continuité des approvisionnements

L’action des collectivités publiques ne s’est pas arrêtée avec la crise sanitaire et celles-ci ont dû faire face à des besoins urgents. Dans ce type de circonstances, le code de la commande publique permet de recourir à un prestataire sans publicité ni mise en concurrence pour faire face à l’urgence impérieuse (art. R. 2122-1). Mais dans bien des cas, les collectivités sont déjà engagées avec un ou plusieurs titulaires, notamment dans le cadre d’accords-cadres. Elles ont alors dû gérer les risques de défaillance de leurs cocontractants ou anticiper les difficultés d’une remise en concurrence pour éviter les ruptures d’approvisionnement.

Pour les accompagner, l’ordonnance a expressément autorisé la prolongation des contrats arrivant à échéance pendant la crise sanitaire, même au-delà de la durée maximale fixée par le code, afin de permettre aux prestataires de poursuivre l’exécution de la prestation jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire, augmentée du temps qu’une nouvelle procédure puisse être organisée. De même, si le titulaire n’est pas en mesure de répondre à ses commandes, l’acheteur est autorisé à faire appel à un tiers, nonobstant toute clause d’exclusivité.

Les acheteurs peuvent également être confrontés à des difficultés pour mener à bien les procédures en cours. L’ordonnance leur permet alors de dépasser le formalisme de la procédure pour prolonger les délais de réception des candidatures et des offres ou même d’aménager les modalités de la consultation pour permettre aux entreprises de soumissionner malgré tout.

Des mesures sont-elles envisagées pour faciliter la reprise des chantiers ?

L’ordonnance du 25 mars a pour but de faire face à l’urgence pendant la crise sanitaire pour assurer la survie des entreprises. Un nouveau chantier s’ouvre à nous désormais : aider l’ensemble des parties prenantes à trouver des solutions pour favoriser la reprise de l’activité dans une situation dégradée. La question des surcoûts liés à l’épidémie est un sujet majeur. Elle constitue bien souvent un point de blocage et un frein à la reprise des marchés. Les entreprises ont en effet dû supporter des frais de garde et de surveillance du chantier, d’immobilisation de matériel et de personnel, des pertes de rendement ou des travaux supplémentaires, induits notamment par les mesures de prévention et de protection sanitaire des personnels.

Si l’ordonnance ne prévoit rien à cet égard, elle ne fait pas non plus obstacle à l’application des théories jurisprudentielles de la force majeure, de l’imprévision ou des sujétions imprévues. Dans les circonstances actuelles, la reprise des travaux dans un contexte dégradé peut donner lieu à la conclusion d’un avenant transactionnel combinant à la fois des modifications ou ajouts de prestations, rémunérées par un prix, et l’allocation d’une indemnité, dans le respect de l’encadrement des avenants fixé par le code de la commande publique. Compte tenu de la faible prévisibilité de certains surcoûts, ces démarches peuvent être concomitantes ou postérieures à la reprise des chantiers.

De même, l’attention des donneurs d’ordre doit être attirée sur l’utilité d’insérer dans les consultations en cours des clauses de révision de prix ou de réexamen afin de rassurer les entreprises qui hésitent à participer aux procédures en raison de l’absence de visibilité sur les conditions futures d’exécution des contrats et donc de la difficulté à chiffrer leurs coûts et établir leur prix.