Thierry Dal Farra
Avocat associé
Responsable du département de droit public et pénal public
UGGC Avocats
Il existe deux types de prise illégale d’intérêts.
La première concerne la succession de fonctions, en cas de mobilité du secteur public vers le secteur privé : elle conduit à interdire à un agent public qui était en relation avec une entreprise de la rejoindre dans un délai de trois ans[1].
La seconde, qui fondait l’incrimination du Garde des sceaux, concerne le cumul de fonctions. Prévue et réprimée par l’article 432.12 du code pénal, l’infraction consiste, pour un agent public, un ministre ou un élu, à prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt personnel dans une opération administrative. Elle suppose un acte : on peut parfaitement être fonctionnaire et président d’une association, maire et salarié d’une société commerciale, mais on ne peut pas légalement œuvrer, comme agent public ou comme élu, même indirectement, pour que l’association reçoive une subvention ou la société un marché public. L’activité de l’administration ne saurait ainsi être influencée par des actes qui trahiraient l’immixtion d’intérêts personnels dans l’exercice d’une fonction publique.
C’est pour avoir semblé méconnaître cette règle que le Ministre de la justice a été déféré devant la Cour de justice de la République (CJR). Il en a été relaxé par un arrêt définitif du 29 novembre 2023, qui repose toutefois sur trois incongruités juridiques.
La première concerne la loi appliquée. Il résulte des termes de l’incrimination de M. Dupond-Moretti qu’il a été poursuivi sur le fondement de l’article 432.12 du code pénal dans sa rédaction issue de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire, alors même que les faits poursuivis, le déclenchement d’enquêtes administratives contre quatre magistrats, datent de juillet et septembre 2020 et lui sont donc antérieurs.
On pourrait objecter que la CJR lui a rétroactivement appliqué la loi pénale plus douce.
En premier lieu, il n’est pas certain que la nouvelle rédaction de l’article 432.12 du code pénal soit tellement plus favorable au prévenu. Pour définir l’intérêt privé, dont l’immixtion dans l’exercice d’une fonction publique est prohibé, l’ancien texte parlait seulement d’un intérêt quelconque.
Certes, l’expression était vague, elle ne correspondait plus directement aux obligations résultant du droit de la fonction publique et la jurisprudence y voyait toute forme d’intérêt personnel, même moral ou amical[2], mais enfin l’intérêt quelconque a toujours reposé sur l’identification d’un acte résultant d’un cumul de fonctions, publique et privée.
Si la réforme législative de 2021 a conduit à définit le syntagme d’intérêt quelconque par celui d’intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité[3], la notion, nouvellement introduite dans le code pénal, pouvait avoir perdu au passage le bénéfice de la jurisprudence et rien n’était dit du point de savoir s’il fallait encore un cumul de fonctions pour qu’un tel intérêt puisse être identifié. Dans le doute, mieux valait tout de même appliquer la bonne loi, car la qualification de loi pénale plus douce n’avait rien de certain.
C’est d’autant plus vrai, en deuxième lieu, que la Cour de cassation elle-même, pourtant assez bien représentée à la CJR, a récemment décidé que les deux notions d’intérêt, avant et après la loi du 21 décembre 2021, étaient juridiquement équivalentes[4]. Alors puisque c’était pareil, mieux valait appliquer la loi en vigueur au moment des faits.
C’était d’autant plus nécessaire que la CJR a retenu l’existence d’un intérêt personnel sans cumul de fonctions.
C’est la deuxième incongruité juridique de l’arrêt de la CJR : il est tout de même permis de se demander quel intérêt personnel et privé a bien pu conserver le Ministre, qui n’était plus avocat au moment où il a décidé les enquêtes administratives et qui, même s’il devait le redevenir après avoir quitté le gouvernement, ne pourrait pas non plus retrouver les dossiers dont il a eu à connaître en qualité de membre du Gouvernement.
Même si M. Dupond-Moretti a décidé d’engager, entre juillet et septembre 2020, des enquêtes administratives sur quatre magistrats, la conservation par lui d’un intérêt moral est juridiquement très douteuse. La vengeance, nous dira-t-on, la haine recuite contre des magistrats qu’il avait rencontrés dans l’exercice de ses activités d’avocat. Difficile à mesurer tout de même. Encore plus à démontrer, quand on sait que la loi pénale est d’interprétation stricte et que les dossiers en cause avaient définitivement échappé à l’avocat devenu ministre. Il en avait peut-être une piètre opinion, mais tous les agents publics ont aussi des opinions personnelles qui, parfois, influencent la direction des enquêtes qu’ils entreprennent. Sont-ils en infraction ?
Fallait-il étendre ainsi l’incrimination de prise illégale d’intérêts à une situation où il n’y avait plus de cumul de fonctions, publique et privée, simplement parce qu’on supposait que le Ministre avait une opinion négative de quelques magistrats ?
Le Conseil d’État a eu à connaître de situations comparables, lorsque des salariés du secteur privé rejoignent l’administration et prennent ou influencent, alors que leur mobilité vers le secteur public est encore récente, des décisions administratives qui concernent les entreprises qu’ils ont quittées : il les annule pour risque d’atteinte à l’impartialité[5], mais sans jamais viser les dispositions de l’article 432.12 du code pénal sur la prise illégale d’intérêts, alors pourtant qu’il l’intègre habituellement dans le bloc de la légalité dont il impose le respect aux collectivités publiques.
La CJR a pourtant considéré, en appliquant rétroactivement au Ministre une loi pénale dont on se demande si elle est vraiment plus douce tant elle en élargit le champ, qu’il avait pris, en déclenchant les enquêtes administratives un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance et son objectivité, en l’absence de cumul de fonctions.
La Cour consacre ainsi la prise illégale d’intérêts, non plus par cumul de fonctions, mais par une simple supposition d’intérêts.
Elle relaxe toutefois le Garde des sceaux pour défaut d’intention coupable, mais selon un raisonnement tout aussi critiquable, qui crée la troisième incongruité du dossier.
En droit, l’intention coupable ne résulte pas de la volonté qu’aurait eue le prévenu de commettre une infraction, mais de la seule violation en connaissance de cause de la règle applicable à l’action administrative en cause, c’est-à-dire en l’espèce de la règle qui prohibe les conflits d’intérêt. Or un décideur public, professionnel par définition, ne peut jamais valablement invoquer l’absence de connaissance de cause, c’est-à-dire de connaissance de la règle[6] : il est toujours supposé la connaître, l’erreur de droit n’étant admise qu’en cas de contradiction ou d’obscurité objectives et insurmontables des textes.
Globalement, s’il faut approuver la relaxe, c’est donc pour des raisons en tous points inverses de celles qu’a retenues la CJR.
Au total : deux années de mise en examen, des atteintes répétées à la présomption d’innocence, le renvoi du Garde des sceaux en exercice devant la CJR, vingt-trois témoins cités, huit jours d’audience, pour une décision qui consacre inexplicablement, mais définitivement puisqu’aucun pourvoi en cassation ne sera formé, une improbable infraction de prise illégale d’intérêts par supposition d’intérêts. Fermons vite ce dossier. La CJR aussi, peut-être.
[1] La HATVP veille, de manière préventive, à ce que soit évité tout risque de prise illégale d’intérêts par succession de fonctions, v. CE, 4 novembre 2020, n°440963, CE, 20 juin 2023, n°472366
[2] Cass. crim., 5 avril 2018, pourvoi n° 17-81.912 : le maire avait influencé la vente d’un terrain communal à un de ses partenaires de golf.
[3] L’expression est issue du rapport Sauvé, remis au Président de la République le 26 janvier 2011, v. site internet d la HATVP, https://www.hatvp.fr/wordpress/wp-content/uploads/2016/02/Rapport-Commission-Sauve.pdf
[4] Cass crim. 5 avril 2023 pourvoi n°21-87.217
[5] CE 14 octobre 2015, n°390968
[6] V. Cass. crim., 25 mai 1994 pourvoi n°93-85.158 1er arrêt Bull. 203 ; Cass. crim., 12 juillet 1994, pourvoi n°93-85.262, Bull. 280 ; voir également Cass. crim., 21 novembre 2001, pourvoi n°00-87.532 ; Cass. crim., 20 mai 2009 pourvoi n°08-87354; Cass. crim., 14 janvier 2004, pourvoi n°03-83396 ; Cass. Crim 29 janvier 2020 pourvoi n° 19-82.942